Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/325

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et puis, pourquoi ne pas le reconnaître ? Brazza fut lui-même séduit par cette illusion très belle de la pénétration pacifique, à laquelle son grand cœur devait s’abandonner. Il n’eût pu la réaliser que si tous les agens du Congo avaient possédé le même ascendant que lui sur les indigènes. Les hommes doués de ce pouvoir sont rares et l’occupation du bas Congo demeura limitée à celle de l’étroit sentier qui relie Loango à Brazzaville. Les quelques postes semés sur cette route ne connaissant rien des pays environnans, la base d’action vers le Nord se trouva réduite à un point, au port de débarquement, à Loango. A mesure que l’œuvre de Brazza grandit, s’étendit sur la Sangha, monta vers l’Oubangui, cette base eut à supporter un poids de plus en plus lourd ; un jour vint où elle fléchit.

Brazza n’en reste pas moins celui dont le nom plane sur toute l’Afrique équatoriale, le héros légendaire du Congo, le rival de Stanley ; celui qui fut vraiment le paladin de l’Afrique.

Il fut ce paladin, car il n’avait pas seulement la volonté de conquérir un empire, il accomplissait en même temps une mission d’humanité. En lui s’incarnait le justicier des légendes, toujours prêt à tirer son épée pour défendre le faible et l’opprimé, et cette terre des noirs, cette terre d’esclavage où chaque chef un peu puissant devient un tyran, devait l’attirer.

Quels glorieux rêves emplissaient son âme ! Libérer des peuples, les arracher à la servitude, et les donner à la France !

Il était de ceux qui se sentent des ailes et veulent sortir de la prison où la vie commune les a enfermés ; cœurs ardens, enthousiastes, épris du péril ; cerveaux lumineux d’où se dégage en même temps la bonté, la pitié, le pardon, et qui aspirent à répandre l’espérance, la joie et l’amour. Chimères peut-être ? Mais admirables chimères. Celui qui en a réalisé quelques-unes peut s’endormir heureux.

Paladin, Brazza a erré sous le soleil, sous les tornades, insensible à la fatigue, inaccessible à la peur et au découragement ; les indigènes, en le voyant passer, la face émaciée et pâle, éclairée par des yeux noirs profonds, d’une intelligence et d’une acuité incomparables, s’inclinaient devant l’homme qui se présentait à eux presque sans défense, et qui, pareil au prophète, la tête haute semblant voir par l’esprit et par l’âme, paraissait appeler à lui ses rêves du haut des cieux.

Cette puissance de séduction, nul plus que lui ne l’exerça