Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/349

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Gœthe me gâte beaucoup l’idéal de Werther. C’est un gros homme sans physionomie, qui veut être un peu homme du monde, ce qui ne vaut rien à demi, et qui n’a rien de sensible ni dans le regard, ni dans la tournure d’esprit, ni dans les habitudes ; mais c’est du reste un homme très fort dans l’ordre de pensées littéraires et métaphysiques qui l’occupent. Certainement je tirerai parti de ce voyage, mais j’ai envie d’être fat et de dire que moi seule j’en pouvais tirer parti comme je le fais, car il faut aller trouver ces hommes sur leur terrain, et toi-même tu les trouverais bien étranges dans tout autre domaine ; mais je réussis parfaitement avec eux, et j’acquiers des idées nouvelles en les écoutant. Le duc est un homme d’esprit à la française, une politesse noble et délicate, assez de gaîté dans l’esprit, de la bonté et de la simplicité ; s’il était roi, il serait sûrement fort loué. C’est un gouvernement très paternel et qui donne tout, de la liberté aux sujets, de la dignité, du caractère, de l’intérêt aux affaires politiques. Ces trois hommes et surtout les deux derniers ne lisent pas une gazette. C’est le coin du monde, je crois, où il y a le plus d’idées abstraites et le moins d’idées positives ; c’est assez doux pour un temps.

On peut penser avec quelle curiosité ardente j’ai fouillé dans les archives de Coppet pour rechercher s’il y existait quelques vestiges des relations de Mme de Staël avec les trois hommes sur lesquels elle portait ce jugement si juste et si fin. Malheureusement, cette curiosité a été déçue.

De Wieland il n’y a rien à Coppet. Mme de Staël fut cependant pendant son séjour a Weimar en correspondance avec lui. Elle lui écrivait des petits billets, courts, mais coquets dont les originaux ont été conservés à Weimar[1]dans les Archives Gœthe et Schiller. Un jour que Wieland était sans doute souffrant, elle lui écrit :

Je vous parlerai si doucement et si communément que j’espère ne pas vous fatiguer et je ne puis pas avoir une autre raison pour me refuser le plaisir de vous voir. Cependant, si vous aimiez mieux que ce fût ou demain ou après-demain, je suis également libre ces jours-là et je laisserai guider mon impatience par votre santé. Si vous ne voulez pas après-dîner, écrivez sur un petit papier le jour, et voilà tout. Permettez-moi de vous écrire que je vous aime.

Un autre jour, elle lui écrivait :

Le monde de Weimar est tout à fait selon la philosophie de Schelling. C’est le repos ou plutôt le sommeil de l’idéal dans le réel. Mais ce qui vit à jamais, c’est ma tendre amitié pour vous.

Voici enfin le dernier billet qu’à la veille de son départ elle

  1. M. le docteur von Œttingen, directeur des Archives Gœthe et Schiller, a bien voulu faire copier pour moi ces lettres qui sont inédites.