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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/360

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jours, de ne me dire malheureuse que pour la santé de ce que j’aime. Nous verrons si j’en aurai le courage, je l’espère.

À tout hasard je t’envoie la proclamation de Dessalines à Saint-Domingue ; elle est bien remarquable. J’ai fait parvenir un mot à l’infortuné de Traz dont tu me parles et j’en ai écrit directement à Mathieu. Le préfet a promis de s’en occuper ; il le lui doit en effet, certes, il le lui doit. Malheureux homme ! et son père ! Tu ne serais pas ce père, mais en vérité aussi j’ai quelque chose de digne de toi, c’est tout ce que j’ai de passion pour toi. Tu sais que Benjamin va à Genève et qu’il te prie de ne pas le dire. Je suis charmée de cette résolution ; n’écris point avant de l’avoir vu ? Je trouve que le considérant du budget n’annonce pas la paix continentale ; on n’y croit pas non plus ici, parce qu’il est certain que la Russie a une armée dont tous les généraux sont déjà nommés. J’ai bien fait de choisir ce moment pour aller en Allemagne. J’attends encore deux courriers de Suisse pour partir ; mon âme est encore trop ébranlée. Des lettres de Berlin me donnant presque la certitude d’une réception très flatteuse, c’est toujours bon à constater. Tu as bien raison de dire que Weimar m’aura été utile ; il s’est répandu de là une vive bienveillance pour moi ; on ne peut pas comparer la bienveillance de ce pays à celle d’aucun autre, parce que ce sont des gens qui n’ont jamais connu le dédain. Ils s’indignent, ils haïssent, mais la médiocrité n’y déprécie jamais la supériorité ; nous parlerons de tout cela ; j’ai vraiment beaucoup à parler philosophie, littérature, caractère national, je t’amuserai, j’en suis sûre et, si je puis, je lutterai contre l’idée de l’exil ; c’est ton affaire à toi de me trouver le meilleur moyen de m’en tirer, et tu m’en tireras par une lettre à propos, n’est-ce pas, mon ange ? Mais que, dans chacune de tes lettres, il y ait une page sur ta santé, je te conjure de ne pas faire sur cela la mijaurée ; pardonne l’impertinente expression, mais je ne te dirai pas un mot sur les chemins, mais je ne ferai pas regarder à ma voiture si tu manques à ces détails que j’implore. Adieu.


Weimar, ce 29 février 1804.

Je pars demain pour Berlin, cher ami, et je mettrai les dernières lignes à cette lettre en montant en voiture. Ne t’inquiète pas si les courriers manquent pendant quinze jours ; il faudra ce tems pour rétablir la régularité de la correspondance. Je remettrai une lettre pour toi à Benjamin, et mon fils t’écrira de Leipzig et moi de la poste après ma séparation de Benjamin. Je ne me mets en route qu’après avoir reçu une lettre de toi. J’ai conservé de ma dernière épreuve un ébranlement qui m’est pénible. Mille faux bruits se répandent sur la France ; mande-moi, je te prie, ce que tu sais de Moreau et ce qu’on croit qui lui arrivera ; je l’ai connu et sa pensée me touche.


1er mars à 8 heures du matin.

Voilà ta lettre qui m’arrive, cher ange, et je pars avec une sorte de tranquillité ; ma plus grande est l’idée que Benjamin va vers toi. Tu as bien raison de dire que je quitte ma famille en quittant Weimar ; hier tout le