Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/569

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la belle Henriette Herz était, comme la belle Julie, coquette et vertueuse, si l’on veut bien ne pas se montrer trop exigeant sur le sens du mot. Ce monde ne laissait pas que d’avoir des habitudes un peu singulières. Le romantisme et la sentimentalité y régnaient sans conteste. Henriette Herz avait fondé une « Ligue de la vertu, » destinée « à servir de lien entre les belles âmes des deux sexes en quête de leur complémentaire. » Les membres de cette Ligue, qui se tutoyaient et échangeaient de longues lettres écrites en caractères hébreux, se proposaient « le développement moral et le bonheur par l’affection, mais sans devoirs, car l’affection ne connaît point de devoir, » et ils supprimaient entre eux « toutes les barrières d’une bienséance purement conventionnelle. » Dans le salon d’Henriette Herz, se rencontraient philosophes, historiens, poètes : Jean de Muller, Schleiermacher, Jacobi, Fichte, Guillaume de Humboldt, Ancillon Tieck, Guillaume et Frédéric Schlegel. Quelques grands seigneurs fréquentaient également ce salon, mais en très petit nombre, car un préjugé tenace en éloignait le monde de la Cour. Nul doute que Mme de Staël n’eût bravé ce préjugé, car elle eût rencontré là précisément les hommes qu’elle venait chercher. Mais quelques mois avant son arrivée à Berlin, Henriette Herz était morte, et sa société littéraire se trouvait un peu dispersée.

Cependant, il y avait encore deux salons où cette société pouvait se réunir. L’un était celui de la duchesse de Courlande, la mère de celle qui devait un jour devenir, sous le nom de duchesse de Dino puis de Sagan, la nièce de Talleyrand. La duchesse de Courlande, née Dorothée de Meden, était la troisième femme du duc de Courlande qui avait divorcé deux fois. Elle n’était pas seulement fort belle, mais avait l’esprit libre et dégagé de toute prévention. Elle était la seule à Berlin à recevoir des juifs et des chrétiens, des grands seigneurs et des savans. Un des hôtes les plus assidus de son salon était ce séduisant et chevaleresque prince Louis-Ferdinand, dont la mémoire est demeurée non moins populaire en Prusse que celle de la reine Louise. Il menait alors à Berlin une vie quelque peu scandaleuse, mais il devait se réhabiliter en se faisant tuer héroïquement au début de la campagne de 1806. Sur son cœur, on trouva une miniature de la belle Pauline Wiesel. La duchesse de Courlande se montra très bienveillante pour Mme de