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qu’en 1814. À l’époque du séjour de Mme de Staël à Berlin, elle n’avait encore que trente-deux ans. Elle occupait dans une maison de Jügerstrasse une mansarde où la reléguait l’avarice de son père. Agréable, sans être jolie, très intelligente, très instruite, passionnée pour les lettres, elle avait su déjà, par l’agrément de son commerce, réunir dans cette mansarde quelques-uns des habitués du salon plus luxueux de Henriette Herz. À la mort de celle-ci, elle hérita en quelque sorte de sa société, et la mansarde de la Jügerstrasse devint le rendez-vous habituel des hommes de lettres de Berlin.

Rahel Levin n’avait cependant pas toujours vécu d’une vie purement intellectuelle et cérébrale. Elle était sujette à ce qu’elle-même appelait « des convulsions amoureuses. » Sa première convulsion fut causée par la rencontre inopinée qu’elle fit au théâtre d’un jeune seigneur prussien, le comte Carl de Finckenstein, très blond, dont la beauté produisit sur elle une vive impression. Elle n’eut cesse ni trêve qu’elle ne l’eût rencontré de nouveau ; elle l’aima, elle s’en crut aimée et l’agréa comme son fiancé. Ces fiançailles traînèrent trois ans, au terme desquels le jeune seigneur prussien, n’ayant pu vaincre les préjugés de sa famille, reprit assez piteusement sa parole. Elle demeura inconsolable jusqu’au jour où, deux ans après, elle fit également la rencontre fortuite d’un Espagnol qui répondait au nom sonore de don Diego de Urquijo. Elle s’éprit pour cet Espagnol, très brun, d’une passion plus violente encore que celle que lui avait inspirée le blond Prussien. Elle se laissa complètement subjuguer par lui ; il en fit son esclave, la traitant avec une brutalité, avec un dédain incroyables, allant jusqu’à lui dire : « Je t’aime, mais je ne t’estime pas, » et elle supportait tout, revenant toujours à lui, jusqu’au jour où l’Espagnol retournant la cruelle phrase, lui dit : « Je t’estime, mais je ne t’aime plus. » « Alors, raconte plus tard Rahel, de mes propres mains, avec des mains de bourreau, j’arrachai mon propre cœur et je m’en allai comme on sort de la vie. »

De cette première période de l’existence de Rahel qu’elle-même appelait « sa turpitude, » il subsiste un témoignage, ce sont les lettres ou plutôt les courts billets adressés par elle à l’Espagnol, — celles au Prussien ont malheureusement été perdues, — dont le ton passionné rappelle les fameuses lettres de Julie de