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séduisante ; il a seulement une physionomie remarquable et une conversation inépuisable dans son genre. Toute la science de Genève ne lui va pas à la cheville du pied et son esprit (toujours dans le cercle des livres) est admirable ; enfin, — et il m’est doux de penser que c’est un bon argument pour toi, — la solitude du retour ne me fait plus peur en causant avec lui. Pendant que j’en suis à mes acquisitions d’Allemagne, j’ai pris avec moi un excellent bon petit domestique allemand-français, que Benjamin connaît, Huber ; si tu n’as point remplacé Fleuri, je t’offre Cachet à mon retour, ne voulant pas avoir trois domestiques hommes, Eugène compris.

Il me semble que la Prusse s’entremet pour rapprocher la Russie et la France, mais, soit que cela réussisse ou non, je vois sur le continent des élémens de longue paix. L’opposition invincible entre l’Autriche et la Prusse, la maladie du roi d’Angleterre, l’ineptie de ses ministres, tout contribuée cette paix, qui ne sera point interrompue sans nouveaux événemens. As-tu remarqué Moreau à sa lettre alphabétique M… dans le liste des brigands ? Qui est quelque chose après cela ? Fais-moi le plaisir de lire la Duchesse de La Vallière de Mme de Genlis, qui réussit beaucoup à Paris. Que dis-tu de moi qui le fais l’essayeur des romans, mais à quoi ton esprit ne se prête-t-il pas ?

Adieu, cher ange.

Je dîne encore jeudi chez l’envoyé de France, demain chez Lombard, vendredi chez la duchesse de Courlande et le soir chez la princesse Louise, etc.

La Reine a parlé très obligeamment de moi, mais le baron de Hardenberg ne me donne pas signe de vie, et, à quelques autres symptômes encore très légers, je croirais que la diplomatie du pays est en réserve. Cependant Laforest se conduit tous les jours mieux pour moi et je ne vois aucun nuage sur ma vie, mais j’ai besoin de descendre de cheval comme un cavalier fatigué. C’est aussi, je crois, le besoin de te revoir qui donne à ces sentimens fugitifs une plus grande consistance.

Adieu, mon ange ; je ne suis pas encore tout à fait rassurée sur ces nuits qui t’obligent à te faire veiller, et je te demande plus de détails sur ta santé. Il semble que tu crois que c’est de toi que tu me parles.

Mme de Staël ne se trompait pas lorsque, à de légers symptômes, elle croyait discerner chez les principaux membres du ministère prussien une certaine réserve vis-à-vis d’elle et la crainte de se compromettre en lui faisant trop bon accueil. Cette réserve et cette crainte, qui faisaient contraste avec la bonne grâce de la Reine, tenaient à l’hésitation de la politique prussienne. Depuis le traité de Bâle auquel elle avait apposé sa signature en 1795, la Prusse vivait en paix avec la France ; mais il s’était formé peu à peu un parti national qui ne pouvait prendre son parti de l’humiliation que la défaite de Valmy avait infligée à l’armée de Frédéric le Grand, et qui