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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/585

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rendez-vous le matin. Et c’est le Lovelace allemand[1] ! » Mme de Staël avait donc l’habitude de recevoir le prince Louis-Ferdinand avant midi. Elle fut cependant quelque peu surprise, lorsque, certain jour de mars, à huit heures, on vint la prévenir que le prince, à cheval sous ses fenêtres, demandait à lui parler. Elle demeurait au rez-de-chaussée sur le quai de la Sprée.

Très étonnée, dit-elle dans les Dix années d’exil[2], de cette visite si matinale, je me hâtai de me lever pour aller vers lui. Il avait singulièrement bonne grâce à cheval et son émotion ajoutait encore à la noblesse de sa figure. « Savez-vous, me dit-il, que le duc d’Enghien a été enlevé sur le territoire de Haden, livré à une commission militaire et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? — Quelle folie, lui répondis-je, ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? » En effet, je l’avoue, ma haine, quelque forte qu’elle fut contre Bonaparte[3], n’allait pas jusqu’à me faire croire à la possibilité d’un tel forfait. « Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je vais vous envoyer le Moniteur dans lequel vous lirez ce jugement. » Il partit à ces mots, et l’expression de sa physionomie présageait la violence ou la mort. Un quart d’heure après, j’eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars, qui contenait un arrêt de mort prononcé par la commission militaire séant à Vincennes, présidée par le général Hullin.

En envoyant ce numéro du Moniteur, le prince Louis-Ferdinand avait écrit à Mme de Staël et son billet commençait par ces mots : « Le nommé Louis de Prusse fait demander à Mme de Staël, etc. » Le nommé : c’est ainsi que le duc d’Enghien était désigné dans son arrêt de mort.

Deux lettres de Mme de Staël à son père vont nous montrer quelle fut au moment même la vivacité de son émotion ; mais cette émotion n’enlevait rien à sa clairvoyance. Comme dans plus d’une de ses lettres précédentes, elle porte un jugement sagace sur les dispositions de l’Europe dont l’indignation, — elle l’affirme avec raison, — n’osera se traduire par aucune protestation.

Berlin, ce 3 avril.

Ah ! cher ami, quel poids je me sens sur le cœur et faut-il que je ne puisse pas causer avec toi ! Tu sais tous les détails de la mort du duc

  1. Dix années d’exil, édition de 1904, p. 396.
  2. Ibid., p. 119.
  3. Il ne faut pas oublier que les Dix années d’exil ont été écrites en 1813, pendant un séjour de Mme de Staël à Stockholm et après qu’elle s’était enfuie de Coppet pour échapper à la contrainte sous laquelle elle vivait. Les sentimens qu’elle-portait alors au Premier Consul n’étaient pas, on a pu le voir, aussi haineux.