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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/618

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où l’accablement du soleil plane sur elle. Cette torpeur m’envahit ; si j’étais plus mollement assis, je m’abandonnerais peut-être au sommeil ; en ce moment, je ne m’abandonne qu’à la rêverie, et ma pensée endormie s’arrête à peine aux réflexions suggérées par les images qui passent devant mes yeux.

D’où vient cette sensation de sommeil, éparse autour de moi ? De l’immobilité ? du silence ? Peut-être aussi de l’absence d’ombres ? Le soleil trop haut frappe en plein, détruit les contrastes, supprime le relief, aplatit, écrase tout ; et rien ne se redressera avant qu’il ne se soit abaissé, avant que chaque chose n’ait retrouvé son ombre.

Dans le désert, cette impression se renforce de l’espace, du dénuement du sol ; elle devient plus profonde, plus complète ; et sur l’immensité composée de soleil, de solitude, et à jamais stérile, ce n’est plus le sommeil, c’est la mort. Ici, au contraire, la vie se dégage à travers l’engourdissement général ; un frisson s’échappe de la terre ; un murmure, chant de bestioles bourdonnantes, vibre indistinct dans l’atmosphère ; au-dessus des taillis qui bordent la berge, une fumée monte des cases d’un village, douce et tranquille, semblable à l’haleine des êtres dissimulés dans l’épaisseur de la brousse ; là-bas, au tournant, un arbre étale ses branches, les lance dans un geste vivant, comme pour saisir à pleins bras l’air et la lumière.

Ma baleinière, elle-même, est à l’unisson du paysage ; endormie et vivante, elle avance si lentement que le mouvement est insensible. Le long des bords, l’eau court avec un gazouillement assourdi ; les pagayeurs ne frappent plus l’eau dont ils caressent machinalement la surface de leurs pagaies à peu près inertes ; et devant moi, allongé sur des caisses, Moussa dort, la bouche ouverte, le visage tourné vers le ciel, indifférent au mystère de midi.

Un soupir me tire de ma rêverie. C’est Castellani qui ne partage pas ma béatitude ; il n’est pas heureux, il trouve les caisses dures, le soleil insoutenable. Il a bravement lutté depuis quinze jours, mais la fièvre commence à avoir raison de sa résistance.


Depuis deux jours que nous avons quitté M’Tigny, plusieurs villages ont défilé devant nous : Louvakou, Moutchéké,