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encore, déjà fameux et fameusement discuté de M. Igor Stravinsky, le Sacre du Printemps.

Il paraît que, l’an dernier, le spectacle de ce ballet avait mis en joie une grande partie du public : joie ironique, expansive, dont les éclats empêchèrent, dit-on, la musique d’être entendue. On a pu l’entendre cette année, deux ou trois fois, privée ou débarrassée de la fâcheuse mise en scène, et jouée par l’orchestre nouveau que réunit et dirigea, dans la salle du Casino de Paris, M. Pierre Monteux. L’audition toute seule a ravi bon nombre d’auditeurs. Il en est d’autres, — dont le nombre également n’est pas médiocre, — qu’elle a plutôt effarés. Pourquoi ? D’abord, avant que la chose commençât, un auditeur au courant et désireux de préparer son voisin, lui disait : « Vous allez voir. C’est très curieux, très puissant. Tenez, c’est un peu comme si l’on recevait des coups de poing. » Il y a du vrai, et cette analogie compte parmi les raisons qui déterminèrent chez quelques-uns, dont le voisin de notre connaisseur, une impression très forte, sinon très agréable.

Quand Borodine écrivait : « Nous autres Russes, ours blancs, mangeurs de chandelles, » assurément il se calomniait lui-même, ainsi que ses contemporains ; mais il ne faisait que médire, à l’avance, de certains de ses successeurs. Le Sacre du Printemps nous paraît quelque chose de barbare, un effort à l’encontre, ou plutôt une chute au-dessous de la civilisation musicale. Nous saluons ici l’avènement de l’incohérence dans l’ordre intellectuel et, dans l’ordre purement sonore, de la laideur. Il nous semble assister au bouleversement de la musique entière, à la ruine de chacun de ses élémens, à la perversion de sa nature même. Tout est en butte ici, tout est en proie. En cette œuvre, ou de cette œuvre, il n’y a rien qui nous soit, ne disons pas sympathique, mais seulement saisissable : ni la pensée, ou la mélodie, ni le rythme, ni la mesure, l’harmonie pas plus que l’instrumentation. Nous croyons nous trouver devant un livre, un poème, si l’on veut, écrit dans une langue étrangère, dont le texte nous échappe et dont les caractères mêmes nous paraissent affreux. Entre cet art et nous, rien de commun. Ce genre, cette « catégorie » musicale est en dehors, ou plutôt (soyons humble) au-dessus de notre façon de concevoir la musique et de notre faculté de la percevoir.

Ainsi notre esprit ne sait où s’arrêter, où se prendre. Il s’en irrite, il en souffre. Et son tourment n’est rien auprès du supplice que notre oreille endure. L’épreuve est pire encore pour nos sens que pour notre raison. L’harmonie et l’orchestration, le groupement des notes et celui des timbres, tels sont les deux élémens ou les deux formes de notre