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Mathieu vous a-t-il vu, mon cher Joseph, et vous a-t-il dit que j’ai été retenue ici trois semaines par la maladie de ma fille ? Vous qui aimez Zénaïde, représentez-vous quelle a été ma situation dans une auberge avec des médecins qui ne parlaient pas français, enfin à moitié folle de douleur et d’inquiétude. En vérité, je pensais que M. de Talleyrand lui-même aurait eu pitié de moi dans un tel moment. Ce n’est pas une chose si simple que l’exil, et c’est avec raison que les anciens le trouvaient aussi pénible que la mort. Je vais jusqu’à Weimar, capitale littéraire de l’Allemagne. Je ne puis encore me résoudre à partir pour Berlin ; c’est si loin et c’est si aisé d’être citée et calomniée au milieu d’une grande réunion d’hommes et d’affaires. Il faudra pourtant bien y aller si, d’ici à trois semaines, je ne reçois rien de vous, car mon père est si amèrement affecté de ce que j’ai éprouvé que je ne dois pas augmenter encore sa peine par le spectacle de la mienne. Le Premier Consul, m’écrit-on, passe l’hiver à Paris. Ne pourrait-il donc pas m’y laisser revenir ? Il saurait chaque jour combien et par abattement et par résolution, je suis devenue semblable à ce qu’on veut que je sois. Savez-vous qu’une gazette allemande de Bamberg a dit que j’avais été renvoyée de Paris parce que je vous avais écrit que je souhaitais de vous voir à la tête du gouvernement et que vous aviez montré cette lettre au Premier Consul. Quelle sottise ! mais vous n’avez pas d’idée de l’importance qu’on attache en Allemagne à tous les noms et à toutes les anecdotes de France. Ce n’est pas assurément que nous soyons aimés en Europe. Si j’ai jamais le bonheur de vous revoir, j’aurai, dans ce genre, des faits assez curieux à vous raconter. La France a besoin de succès ; elle n’aurait pas d’amis volontaires, et c’est encore une des raisons qui me rend le séjour de l’étranger pénible. Mes affections et mes sentimens y sont froissés ; je me trouve là plus amie de votre gouvernement qu’il ne le croit parce que le mouvement de mon caractère est de défendre ce qu’on attaque[1].

Je dois vous dire, pour vous flatter, vous qu’on ne flatte point, que votre considération personnelle est intacte ; il y a partout estime et respect pour votre caractère. Quant au Premier Consul, il me semble qu’il n’y a qu’une voix, ici comme ailleurs, sur ses talens extraordinaires, mais il est, comme la France, plus craint qu’aimé. Quant à moi, si je n’étais pas considérée sous le point de vue de la littérature, ce qui me vaut beaucoup d’empressement, je sentirais encore plus combien on est mal hors de France, quand on a aimé les principes de la Révolution. Il faut être un pur aristocrate de 89 pour s’accorder avec la féodalité continentale et j’aimerais cent fois mieux mourir que de vivre partout ailleurs qu’en France ou en Angleterre, si l’Angleterre n’était pas en guerre avec nous. — Il y a ici un gros envoyé de France, Hirsinger, plus fait pour représenter Francfort à Paris, que Paris à Francfort, mangeant, buvant, fumant, dormant, enfin tout à fait

  1. À la réflexion et probablement en se relisant, Mme de Staël a rayé cette phrase depuis : mes affections. Cette lettre, comme la précédente, n’est qu’un brouillon, mais il n’y a point de doute qu’elles n’aient été envoyées, bien que les originaux ne se retrouvent ni dans les papiers de Lebrun, ni dans ceux du roi Joseph.