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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/73

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agréable à ce pays et peu à moi, qui n’y suis pas encore naturalisée, à qui, d’ailleurs, ma disgrâce a fait assez de peur. Je ne sais pas si elle produira ce même effet sur Laforêt, mais je sais bien que deux lignes, qui me dispenseraient de voyager plus longtemps, seraient reçues par moi comme la rosée du ciel. Adieu, mon cher Joseph, vous qui avez été mon ange tutélaire, autant que vous l’avez pu, recevez des respects et des hommages pour Madame Julie, pour vous et que la Providence vous préserve à jamais de quitter la France et d’avoir vos enfans malades loin de leur patrie.

La rosée ne tomba pas du ciel ; les deux lignes espérées n’arrivèrent point et Mme de Staël dut continuer sa route. Elle fut cependant retenue quelques jours encore à Francfort pour la santé de sa fille. Avant de partir, elle adressait à son père ces deux lettres où elle traduit, avec sa vivacité ordinaire, ses incertitudes, ses agitations, son amour maternel, sa tendresse filiale, en même temps qu’elle continue de faire part à son père de ses impressions sur l’Allemagne :

Francfort, ce 25 novembre.

J’ai été retenue ici, cher ami, par la santé de ma fille ; elle avait repris la fièvre et je ne crois pas avoir passé dans ma vie quatre jours comme ceux-là, ne sachant si j’avais pris le meilleur médecin, s’il me donnait les meilleurs conseils, entendant à moitié ce qu’il me disait, enfin bien misérable. Grâce à Dieu elle n’a plus de fièvre et je crois que lundi (c’est aujourd’hui vendredi) nous nous mettrons en route pour Weimar. J’attribue sa maladie au changement de nourriture ; elle n’a mangé que de la viande, parce que les légumes ici sont exécrablement arrangés et son estomac en a souffert. J’ai enfin obtenu qu’on lui donnât un peu d’émétique avant-hier et, depuis ce moment, elle va infiniment mieux. Cependant l’appétit n’est point encore revenu. Sommeringen lui a ordonné des gouttes stomachiques dans lesquelles il entre un peu de quinquina. Fais-moi le plaisir de consulter Buttini sur cela et de m’écrire ce qu’il pense ; elle avait un grand mal de tête chaque fois que la fièvre revenait, un peu de mal de cœur sans vomissement, presque habituellement de la tristesse, de l’abattement, du dégoût pour tout et (c’est le seul symptôme qui dure encore) point d’appétit. Je vais prendre pour sa nourriture à l’avenir des précautions auxquelles son air de santé et de vivacité ne m’avait pas fait assez songer, mais je voudrais un avis de Buttini sur l’usage de l’hypécacuana, lorsqu’il est évident que l’estomac est trop chargé. Ah ! quelle entreprise qu’un voyage avec elle. Mon Dieu ! que je l’ai souhaitée près de toi ! Si Benjamin n’avait pas été avec moi, je crois que j’aurais perdu la tête ; il pense à m’accompagner jusqu’à Weimar, et moi, quelquefois, je pense à n’aller qu’à Weimar, ce qui est un but littéraire rempli, et à revenir à Strasbourg et à Metz pour faire ma tentative de Paris au 1er d’avril. Je pense aussi à te proposer de m’envoyer dans ce cas chercher ma fille à Strasbourg pour la ramener chez toi, en me donnant peut-être Albert en échange, mais il faudrait lui donner