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Mardi, 27 mars.

J’ai reçu, chère amie, avec un bien grand plaisir tes deux premières lettres de Berlin du 10 et du 14. On ne pouvait rien demander de plus en accueil et en distinctions. Tout cela est bon à communiquer aux amis et aux ennemis et j’agis, j’agirai pour ma part dans ce sens. Je, ne vois que des gens à qui cela fait plaisir et ils m’ont paru enchantés de ta réponse à un aimable compliment.

Pardon si l’on te parle d’une ressemblance avec moi. C’est bien bête et de plus très faux. Que M. Townsend, que je me rappelle fort bien avoir vu à Berne, ait changé de visage tant qu’il voudra, le tien est resté le même.

Toutes les arrestations ne sont pas sorties d’un certain cercle, et même, elles ne consistent en aucune personne connue, excepté celles nommées dans les gazettes. Les autres incarcérés sont des hommes ou tarés ou obscurs. On prétend que successivement il en est venu jusqu’à six cents d’Angleterre. On a pu les compter à mesure qu’ils arrivaient, car le complot était suivi dès l’Angleterre à la faveur de la vigilance merveilleuse du Consul. On dit, mais ceci ne me semble pas également positif, que M. d’Enghien était un homme principal dans la conspiration. Il est sûr, comme tu l’auras appris, qu’il a été arrêté à Ettenheim, avec toutes les personnes qui étaient chez lui. On croyait y trouver Dumouriez, mais il n’y était pas. On persiste à croire qu’il est ou qu’il a été en France. Mais il y a, ce me semble, incertitude. Les deux personnes qui donnent le plus de renseignemens sont les deux jeunes Polignac.

Les infortunés ne sont point effrayés, dit-on, mais c’est par légèreté. Real[1] leur disait : « Si vous n’aviez aucune réserve et que vous fissiez connaître sans interruption tout ce que vous savez, on ne serait pas obligé de vous faire venir ainsi souvent chez moi accompagnés de gendarmes, ce qui doit vous être désagréable. — Point du tout, Monsieur le Conseiller ; nous nous ennuyons beaucoup dans la prison où nous sommes et nous sommes fort aises de venir vous voir. » Et en parlant des regrets qu’ils ont eus de s’être engagés dans cette affaire quand ils l’ont vue si mal organisée, ils ont dit : « Si nous avions prévu tout cela, nous nous en serions retournés tout de suite et nous vous aurions dit en nous en allant : Régnez sur ces rivages. » On croit voir à ces récits la scène de Châteauvieux faisant l’émigré, mais on finit par de la tristesse et par de sombres réflexions générales, en songeant que ces jeunes gens encore ainsi confians sont néanmoins dans une situation bien critique. Il est très certain que Moreau a écrit une lettre de regret et qu’il demande au Consul de ne pas le faire comparaître devant un tribunal. Le Consul lui a répondu que s’il avait reçu sa lettre dix jours plus tôt, il aurait obtempéré à sa requête, mais qu’il était trop tard. Cette lettre de Moreau sera, dit-on, jointe à la procédure.

Il sera donc jugé et il y aura preuve, dit-on, de ses entretiens avec Georges et Pichegru. On croit que, s’il était condamné capitalement, le

  1. Le conseiller d’État Real avait été chargé de l’instruction du procès de Cadoudal et de Pichegru.