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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/842

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rabat sur moi la fumée des feux allumés pour le repas du soir ; de la brousse balayée par la rafale sort un soupir confus, des arbres une plainte aiguë. Ce sont les signes avant-coureurs de l’hivernage.

Dans la nuit, le vent s’apaise, la rosée tombe, les hommes frissonnent de froid ; roulés dans un peu de toile, enveloppés tout entiers, sans que ni leurs pieds, ni leur tête apparaissent, ils semblent des paquets déposés autour des feux. De temps en temps, un des paquets s’entrouvre, une main sort, rapproche deux bûches, quelques étincelles s’envolent, et la toile ruisselante de l’humidité nocturne se referme sur le corps transi.

Le matin, l’air est glacé, les pagayeurs s’attardent auprès des tisons qu’ils ont ranimés, ils y jettent des brassées de branchages, et devant la flamme détendent leurs membres engourdis. J’ai pitié d’eux, je ne presse plus Moussa de rouler ma tente, comme je le faisais d’habitude. Cependant, les charges embarquées, il faut partir. En pagayant, les noirs se réchauffent, c’est à mon tour de grelotter jusqu’à ce que le soleil soit assez haut pour me réchauffer.


Sur la rive droite, les toits pointus d’un village émergent de champs de manioc. Depuis Loudima nous sommes dans le pays Bakamba, inhospitalier entre tous. A grand’peine puis-je me procurer les vivres nécessaires, les indigènes ont même la prétention de faire payer le bois mort que mes équipes récoltent dans la brousse ; on sent que jusqu’ici ces populations ont simplement toléré la présence des blancs. Cependant, le passage des tirailleurs de Mangin paraît les avoir inquiétées, et le résultat de leurs réflexions se manifeste par un peu moins d’arrogance ; pour des Bakambas, c’est presque de l’affabilité.

Un besoin de marcher, de secouer la torpeur, produite par l’immobilité à laquelle je suis condamné dans mon bateau, m’a conduit vers ce village dont j’aperçois les chaumes. Les habi-tan3 étaient rassemblés sur la place ; ils palabraient, accroupis en cercle autour d’un homme, ou plutôt d’un monstre, au corps barbouillé de rouge et de blanc, paré de bracelets, de clochettes s’entre-choquant, tintinnabulant à chacun de ses gestes, de ses déhanchemens qui semblaient vouloir être une danse. L’assistance l’accompagnait d’une mélopée lugubre.