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L’œuvre la plus profonde, la plus dramatique, la plus typique de la Révolution, c’est le Brutus condamnant ses fils de Lethière.

Un père sacrifiant ses fils à l’idée de devoir, quel motif ! C’est le motif grec d’Agamemnon et d’Iphigénie ; c’est le motif biblique d’Isaac et d’Abraham ; c’est le motif le plus terrible qu’aient imaginé les hommes pour dire les drames effroyables qui peuvent torturer la pauvre âme humaine. Et ici Lethière fait une œuvre dont l’émotion poignante est digne d’un Eschyle ou d’un Sophocle. Et tout est parfait dans ce chef-d’œuvre, la composition claire, ample, majestueuse, le dessin exprimant si énergiquement les sentimens qui agitent tous les personnages du drame, et la couleur sauvage comme celle d’un Tintoret, toute faite avec du sang.

Comme Lethière, Guérin a vu les drames de la Révolution ; comme lui, il a vécu ses heures les plus douloureuses ; il a vu les foyers ravagés, les guerres civiles et l’échafaud. Il faut penser à ces abîmes de souffrance pour comprendre son Marcus Sextus, fou de douleur en trouvant sa femme morte à son retour dans sa patrie. Mais, plus que le Marcus Sextus, le vrai chef-d’œuvre de Guérin est son Hippolyte. Comme le Brutus de Lethière, l’Hippolyte de Guérin, c’est l’homme qui fait taire son cœur pour n’écouter que la voix du devoir. Chez Lethière, c’était le cœur d’un père qui souffrait : ici, c’est le cœur d’un amant, et les deux luttes sont également tragiques. La gloire éternelle de la Révolution, c’est d’avoir mis le Devoir si haut, au-dessus de tout. Dans son œuvre, Guérin a été digne de son sujet ; l’attitude rigide d’Hippolyte, ce bras étendu disant si bien une volonté inflexible, le renoncement à toute faiblesse, la force de la volonté résistant aux tentations du cœur, ce sont des gestes à la Talma, et c’est toute la grandeur de Corneille.

Cette énergie, ces vertus morales si noblement exprimées par David, par Lethière et par Guérin, c’est un des grands caractères de la Révolution, ce n’en fut pas le seul. A côté de lui, il faut faire une place à l’idée de bonheur, à cette ardente aspiration du peuple vers un état social où tous les hommes seraient heureux. C’est le caractère le plus singulier de cette époque de voir en même temps tant de douceur et tant de violences, tant de désirs de paix, et tant de guerres et de luttes civiles, c’est la Marseillaise à côté de Paul et Virginie et ce fut plus tard la grâce de Joséphine à côté de la puissance de Napoléon.