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était joint depuis longtemps un autre accompagné d’un titre jadis acheté je ne sais à quel prix. J’en ai eu beaucoup de vanité ; j’ai conçu les avantages de la noblesse, j’en ai joui. Mais aujourd’hui la vie du monde me semble petite. J’ai renoncé à mon nom, après lui avoir imprimé quelque célébrité. J’ignore si elle sera durable, tant peu je m’en soucie. Aussi ne vous dirai-je rien de ce nom. Ce serait me démentir. D’ailleurs, s’il vous était inconnu, peut-être souffrirais-je encore. L’amour-propre nous tient compagnie jusques à l’échafaud ; pourquoi n’en conserverais-je pas quelque peu ? L’amour-propre tient à. une sorte de dignité personnelle, qui sied bien à l’homme. Après tout, le sot est celui qui ne justifie pas la haute opinion qu’il a de lui-même.

« A trente ans, je passais pour être un de ces hommes supérieurs qui sont le fléau de notre époque, car cette supériorité n’est jamais qu’une médiocrité très élevée, du moment où elle est en quelque sorte générale. S’il y a quelques personnes de même portée au-dessus des autres, ne sera-ce pas toujours la monnaie d’un homme de génie ? L’homme supérieur (doit être la pièce d’or. Néanmoins, j’avais un grand et bel avenir devant moi. Je pouvais espérer d’être un jour quelque chose dans mon pays. Une enfance toute malheureuse avait développé dans mon âme une énergie qui me permettait de tout tenter, parce que j’avais appris à tout souffrir.

« Mais, pour contre-balancer les effets de cette puissance [ma sensibilité, ayant sans cesse réagi sur moi sans s’user au dehors, était devenue si pudique, si chatouilleuse, qu’elle était offensée par des choses auxquelles le monde n’accordait pas la moindre importance. Honteux de ma susceptibilité, je la cachais sous une assurance menteuse ; je souffrais en silence et j’admirais en moi ce dont je me moquais avec les autres][1], imitant les autres, et blessant peut-être des âmes vierges et fraîches par les mêmes coups qui me meurtrissaient secrètement.

« Malgré ces fausses apparences qui me faisaient souvent mal juger, il y avait en moi une conscience pure et une délicatesse auxquelles j’obéissais toujours. Ainsi, j’étais dupé dans bien des occasions, et ma bonne foi me déconsidérait. Le monde est plein

  1. La phrase placée ici entre crochets est effacée par Balzac sur son manuscrit. Un renvoi indique l’intention d’y substituer un autre texte ; mais il ne s’y trouve point, et ne fut sans doute jamais écrit.