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de respect pour l’habileté sous quelque forme qu’elle se montre. Enfin, il n’y avait pas jusqu’aux malheurs attachés à la nature de mes talens qui ne me desservissent, et ceux que je croyais mes amis étaient les premiers à s’en armer pour me rendre ridicule, pour diminuer peut-être l’estime que mes travaux devaient tôt ou tard m’obtenir, et auxquels ils n’avaient pas le courage de se livrer. J’étais envié, déchiré, méconnu.

« Tout en restant dans une région supérieure à celle de ces tracasseries, elles m’affectaient momentanément. Puis, mon âme reprenait son calme. Mais elle s’était agitée et je souffrais ; je souffrais surtout par moi-même plus que par les autres. Ma vie était extérieurement heureuse, en réalité misérable. Le monde m’attribuait des vices, des qualités et des succès que je n’avais pas. L’on m’accablait de bonnes fortunes que j’ignorais ; l’on me blâmait d’actions qui m’étaient étrangères, et je dédaignais de démentir les calomnies par fierté, de même que, par vanité, j’acceptais des passions qui m’étaient inconnues.

« L’étude et d’immenses entreprises me consolaient de tout. Et puis, ça et là, quelques approbations secrètes me soutenaient dans cette vie de déceptions, et un regard que je croyais ami m’encourageait à persister dans cette voie, au bout de laquelle était un triomphe chèrement payé ; car, à Paris, souvent blessé, le vainqueur arrive au but en perdant tout son sang.

« Personne ne m’aimait, Monsieur. Cependant le rêve que mon âme caressait avec le plus d’ardeur, et dont je souhaitais chaque jour la réalisation, était un amour profond et vrai. Mon caractère, mon tempérament, la nature de mon imagination, mon genre d’esprit, tout en moi, me portait à résoudre ma vie par les voluptés du cœur et de la passion, par celles de la famille, les plus délicieuses de toutes.

« Tout ce qui appartenait à la vie intime excitait mes plus vives émotions. Mon visage, enseigne de passion, n’est point menteur, et mon cœur est caché ; peut-être cette opposition secrète de deux natures, qui s’accordent dans les hautes régions du sentiment, est-elle la source de mes malheurs. Mon masque était tout pour le monde. Mais, Monsieur, l’amour était, dans mon âme, un principe auquel je rattachais les choses les plus légères, d’où je faisais procéder les déterminations et les actes les plus importans de ma vie. L’amour était toute ma vie. J’avais un besoin d’affection qui renaissait, toujours plus violent par