Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Depuis dix années que je me laissais aller au torrent des fêtes, au tourbillon des « plaisirs du monde, j’avais étudié les femmes sous l’empire d’une passion sans bornes. Je les avais vues à travers les feux du désir, et, quoique très indulgent à leurs beautés, aucune d’elles ne m’était apparue douée des avantages ou des défauts que je voulais trouver dans une femme, indices de passion, observés avec bonheur, mais épars chez toutes les créatures fugitives que les hasards du monde me présentèrent par milliers.

« Cette perfection idéale qu’elles se partageaient, pour la première fois, je pus l’admirer tout entière dans une seule d’entre elles. Il n’y avait pas un sentiment auquel cette femme ne répondît ou qu’elle ne réveillât. N’attribuez pas cet éloge à l’aveugle enthousiasme de la passion. Sa grâce, son esprit et sa beauté l’avaient déjà rendue célèbre dans le monde. Elle avait inspiré bien des regrets, causé plusieurs malheurs, à son insu peut-être, et fait éclore un grand nombre de ces amours éphémères qui naissent sous les feux d’un lustre au bal, et meurent le lendemain, emportées par les dévorantes préoccupations de Paris, ce gouffre où tout s’engloutit sans retentissement.

« Je suis certain que vous avez entendu parler de cette femme, que vous l’avez vue peut-être, et même que vous connaissez l’autre moi-même auquel j’ai renoncé. Après avoir beaucoup souffert et beaucoup vécu pendant douze années par cette femme, après l’avoir maudite et adorée tous les soirs, je trouve que les femmes avaient raison de l’envier et les hommes de l’aimer.

« Il ne lui manquait rien de ce qui peut inspirer l’amour, de ce qui le justifie, et de ce qui le perpétue. La nature l’avait douée de cette coquetterie douce et naïve qui, chez la femme, est en quelque sorte la conscience de son pouvoir. Elle était bien faite, avait de jolis petits pieds, de jolies mains ; son teint, éclatant de blancheur, était celui d’une blonde un peu fauve ; enfin, je vous aurai dépeint sa physionomie en vous disant qu’elle ressemblait étonnamment à la Poésie, figure célèbre de Carlo Dolci. Tout en elle s’harmonisait. Ses moindres mouvemens, ses plus petits gestes, étaient d’accord avec la tournure particulière de sa phrase, le son de sa voix, qui vibrait dans les cœurs, et la manière dont elle jetait son regard pour bouleverser toutes les idées.