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« Elle a tout confirmé par un baiser, cette suave et sainte promesse que, par une distinction spéciale, Dieu nous a laissée en souvenir des cieux, et dont nous sommes investis seuls parmi les créatures, pour nous donner l’orgueil de la pensée. Un baiser ne s’essuie jamais. Si le cœur était d’accord avec la voix, les yeux, l’abandon de la personne, pourquoi m’a-t-elle fui ? Quand a-t-elle menti ? Lorsqu’elle m’enivrait de ses regards, en murmurant un nom donné, gardé, par l’amour, ou lorsqu’elle a brisé seule le contrat qui obligeait nos deux cœurs, qui mêlait à jamais deux pensées en une même vie ? Elle a menti quelque part. Et son mensonge a été le plus homicide de tous les mensonges ! Elle peut prier pour les meurtriers ! Elle est la sœur de tous, leur sœur admirée par le monde, qui ne connaît pas les invisibles liens de leur parenté. La pauvre femme, toute faible qu’elle se dise, a tué une âme heureuse. Elle a flétri toute une vie. Les autres sont plus charitables ; ils tuent plus promptement !

« Pendant quelques heures, le démon de la vengeance m’a tenté. Je pouvais la faire haïr du monde entier, la livrer à tous les regards, attachée à un poteau d’infamie, la mettre, à l’aide du talent de Juvénal, au-dessous de Messaline, et jeter la terreur dans l’âme de toutes les femmes, en leur donnant la crainte de lui ressembler ! Mais il eût été plus généreux de la tuer d’un coup, que de la tuer tous les jours et dans chaque siècle. Je ne l’ai pas fait ; j’ai été dupe d’un amour vrai. J’ai porté l’orgueil plus loin, et je lui ai fait la magnifique aumône de mon silence. Elle ne méritait rien : ni pitié, ni amour, ni vengeance même. Je lui ai tout donné ; c’est une femme !… Une femme qui me fait vivre encore par le souvenir de quelques heures délicieuses, souvenirs purs et célestes, conversations de cœur à cœur, entremêlées de sourires gracieux comme des fleurs, heures colorées, parfumées, pleines de soleil !…

« Je me perds souvent dans les abîmes de ma mémoire, en tâchant de ne pas penser au dénouement triste et glacial qui a flétri les plus suaves caresses. Néanmoins, encore aujourd’hui, mon cœur se déchire plus vivement à chaque nuit nouvelle, quand je me reporte à ces belles heures. Je suis fidèle à une femme qui ne m’aimait pas ; je l’aime avec orgueil, même oublié par elle. Où sera ma récompense ? J’ai peur que Dieu ne la punisse, et je me flatte de pouvoir lui obtenir, dans l’autre vie,