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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/139

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un pardon qu’elle ne mérite pas, en offrant à Dieu les souffrances qu’elle m’a causées.

« Elle ne sait pas que, dans ma solitude, je prie pour elle. Et cela est vrai, Monsieur ; je suis assez lâche pour faire ici tout en son nom, pendant que légère, rieuse, elle me calomnie en pensant que je l’ai oubliée !… Car elle s’est conduite d’après les maximes du monde ; elle a été fidèle à son éducation, au jésuitisme de sa société, qui permet à une femme de tout accorder, de tout dire, de tout penser, moins un dernier témoignage qui n’est rien et dont le monde fait tout, auquel il donne un prix qu’il n’a pas. Et certes, personne plus que moi n’a demandé plus ardemment à Dieu de créer une autre preuve pour l’alliance des cœurs. Hélas ! l’amour divin n’est que dans les cieux !…

« Cette pauvre femme, habituée, dès son entrée au grand bal de Paris, à jouer avec les sentimens, à juger superficiellement les passions des hommes, parce qu’autour d’elle les hommes en changeaient comme de vêtement ; ou se consolaient en se jetant dans le torrent des intérêts, dans les occupations d’une vie ambitieuse, [passait donc toute son existence dans un milieu si conventionnel,] qu’elle ignorait ce qu’est un amour vrai, profond !…

« Que la justice humaine envoie une tête au bourreau, cela se conçoit. Mais ce qui toujours a fait frémir la société tout entière, ce fut de voir la justice apprivoiser une victime pour la livrer au supplice. Que j’eusse aimé cette femme, que je ne lui eusse jamais plu, qu’elle m’ait chassé, elle était dans son droit. Mais m’attirer dans un désert et m’y laisser tout seul, quand elle en connaissait l’issue !… Et après m’y avoir enterré, s’en aller de par le monde se plaindre du froid de la vie, des hommes, des choses, du peu d’affection qui se trouve ici-bas !… que de crimes, pour lesquels il n’y a point d’échafaud !…

« Monsieur, vous me demanderez comment s’est passée cette affreuse catastrophe ? De la manière la plus simple. La veille, j’étais tout pour elle ; le lendemain, je n’étais plus rien. La veille, sa voix était harmonieuse et tendre, son regard plein d’enchantemens ; le lendemain, sa voix était dure, son regard froid, ses manières sèches. Pendant la nuit, une femme était morte ; c’était celle que j’aimais. Comment cela s’est-il fait ? je l’ignore. Et, Monsieur, j’ai été dans ce temps assez grand, assez