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chanter, s’il n’y a plus à chanter l’amour ? La muse (dans la Nuit de mai) lui offre différens thèmes : la verte Ecosse, et la brune Italie, et la Grèce, et les grandes aventures des hommes, la guerre ; et la grande aventure éternelle, Dieu ; et les héros, Tarquin, l’homme de Waterloo… Tout le chant de la muse, avec son abondance mélodieuse, avec sa variété divertissante et (si j’ose dire) avec sa musique peinte, marque une tribulation dans l’œuvre de Musset, marque un moment de la poésie française. Les thèmes que propose la muse ont le caractère de ceux que traiteront les poètes français après que le romantisme aura, en quelque sorte, épuisé le motif amoureux et, en somme, tout le lyrisme prime-sautier du cœur. Les romantiques ont largement répandu leurs sentimens. Leur génie, ce fut leur sensibilité alarmée et prodigue d’elle-même. Après les romantiques, nous avons eu les Parnassiens. Tous les chants que pouvait inspirer le simple amour, on venait de les chanter. Les Parnassiens, comme le poète de la Nuit de mai, se trouvèrent fort dépourvus ; et, comme la muse y invite le poète de la Nuit de mai, ils ont alors substitué à l’exubérance du cœur des motifs de littérature savante. Ils ont procédé un peu comme firent aussi les Alexandrins, après que les poètes de la Grèce rayonnante eurent épuisé les ressources naturelles du lyrisme. Les thèmes que propose la muse dans la Nuit de mai ont beaucoup d’analogie avec des sujets alexandrins. Privé de l’inspiration amoureuse, qui était l’âme de ses premières poésies, Musset pouvait aboutir (et l’on dirait qu’il en a éprouvé la velléité) à la formule de poésie que les poètes parnassiens ont réalisée plus tard. Seulement, cette poésie impersonnelle, descriptive et laborieuse ne le séduisait pas : il le dit à la muse.

Il écrivait, très jeune, à son ami Paul Foucher : « La poésie, chez moi, est sœur de l’amour… » Il ne conçoit pas de poésie autre que la poésie d’amour. Donc, il chantait le plaisir d’amour et il chantera la peine d’amour. La poésie aura mission de diviniser la douleur.

La religion de la douleur, qui récemment nous vint des pays slaves et Scandinaves, c’est (comme la plupart des idées qui nous viennent de ces pays) une ancienne idée romantique. Les poètes français du XIXe siècle en son milieu l’ont préconisée avec passion. Les poètes, et aussi les romanciers ; parmi les romanciers, George Sand, qui mérite d’être comptée deux fois entre les apôtres de la douleur sainte, pour l’avoir elle-même interprétée et pour avoir fait souffrir Musset, qui l’interpréta. La sainteté de la douleur : pourvus de cette doctrine, touchante et fi ère, les poètes vont perdre toute retenue.