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vérité profonde, — sortir de soi, c’est le rêve et la tourmentante ambition de tous les lyriques. « Si je pouvais être ce monsieur qui passe !… » s’écrie Fantasio ; et : « Quelles solitudes que tous ces corps humains ! » Pourquoi Fantasio voudrait-il être ce monsieur qui passe, ce gros homme ventru et dont il se moque ? Et, si tous ces corps humains sont autant de solitudes, pourquoi voudrait-il changer de solitude ?… Il le dit : c’est qu’il a cessé de se plaire dans sa propre solitude. Le poète lyrique, — le Musset des premières et nouvelles poésies, — chante son émoi. Il est ainsi, à ne chanter que lui, le prisonnier de lui-même ; un prisonnier qui chante dans sa cellule, qui est lui. Eh bien ! on se fatigue de soi ; et les philosophes qui ont prétendu rendre compte de toute l’âme humaine en la montrant seulement égoïste n’ont pas tout vu, n’ont pas tout dit. Chacun de nous a un grand amour de soi ; mais chacun de nous a horreur de soi. Peut-être l’infirmité de notre nature n’a-t-elle pas de signe plus évident que l’impossibilité où nous sommes de nous contenter de nous-mêmes. Et le désir de nous absenter hors de chez nous se manifeste de bien des manières, en voici trois : le dévouement, l’amour et l’art. Si différentes que soient ces trois démarches de l’esprit, elles ont cette analogie originelle. L’indigent que nous secourons, la femme que nous aimons, l’œuvre que nous réalisons, je crois qu’on peut les considérer comme l’alibi où va notre âme à qui ne suffit pas son égoïsme. Le plus lyrique de nos poètes devait éprouver plus intimement que nul autre ce besoin de donner le change à sa vive sensibilité. Quel meilleur stratagème que de créer des personnages qui ne fussent pas lui, des Barberine, des Camille, des dame Pluche, des Clavaroche et des Landry, ou bien des personnages qu’il détachait de lui, qui étaient lui et devenus, selon le vœu de Fantasio, pareils à ce monsieur qui passe ? « Ce monsieur qui passe est charmant !… » Voilà l’âme du théâtre de Musset. Et la surprenante, la précieuse et rare chose, un théâtre qui a une âme !

En 1827, à dix-sept ans, Musset déclare : « Je voudrais être Shakspeare !… » Et l’on dit souvent que son théâtre est shakspearien. Mais il ne l’est pas ; et M. Donnay a bien raison de réduire l’analogie au décor. Ni l’art n’est le même, ni la pensée.

La mise en scène d’On ne badine pas avec l’amour est arrangée un peu comme une entrée de ballet. La symétrie que marque, tout au commencement, le double chœur qui accueille maître Blazius et dame Pluche, continue ; elle se prolonge de scène en scène, et dans le dialogue et dans le mouvement des personnages. Camille et Perdican