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matérielle était aussi en jeu et il ne pouvait guère en être autrement. On sait combien toutes ces races balkaniques se jalousent, se détestent, se méprisent mutuellement : la force seule peut les faire vivre à côté les unes des autres et, quand elle change de mains, les conditions de la vie antérieure ne peuvent plus être maintenues. On a dit souvent que les Turcs étaient campés en Europe ; il y a du vrai dans ce mot. On les a vus autrefois évacuer la Bulgarie devenue en fait indépendante avant de l’être en droit, puis la Roumélie orientale devenue bulgare ; on les voit aujourd’hui évacuer les pays dévolus à la Serbie et surtout à la Grèce, et cela par centaines de mille. Où vont-ils ? Les territoires si amoindris que l’Empire ottoman a conservés en Europe sont évidemment trop étroits pour leur fournir un asile : ils vont donc en Asie, leur pays d’origine, mais, là encore, ils trouvent la place prise et prise très souvent par les Grecs détestés. Ceux-ci, intelligens, habiles, industrieux, commerçant surtout, sont nombreux en Asie, notamment sur les côtes, de sorte que les Turcs qui leur abandonnent l’Europe, les retrouvent établis dans un autre continent où ils se croient chez eux. Habitués à se considérer comme les maîtres et à manifester ce sentiment par la force, on devine sans peine quelle a été leur attitude à l’égard des Grecs d’Asie. Le malheur qui les accable et la misère qui les ronge attisent encore chez eux les haines ataviques. Ce sont des hordes de mendians furieux qui se sont abattues sur le pays. Les Grecs ont donc été persécutés, dépossédés, violentés de toutes les manières, et on les a vus fuir d’Asie devant les Turcs, qui étaient venus d’Europe après y avoir fui devant eux.

Ils se sont réfugiés en Grèce et dans les îles de l’Archipel, en faisant appel à leur pays et à l’Europe contre l’iniquité dont ils étaient les victimes. La situation est devenue bientôt intolérable. L’opinion hellénique a été profondément émue, agitée, indignée. Le gouvernement d’Athènes, qui partageait ses sentimens, a fait entendre sa voix dans les capitales de l’Europe pour demander justice et à Constantinople pour l’exiger. On a reconnu toutefois dans ses revendications l’esprit très ferme, mais très politique, de M. Venizelos. Le gouvernement hellénique a gardé son sang-froid et, tout en continuant avec activité ses arméniens militaires, il s’est gardé de pousser les choses à bout avant d’avoir obtenu une réponse du gouvernement ottoman. L’Europe s’est demandé alors avec quelque anxiété ce que serait cette réponse : elle a été conciliante. À Constantinople aussi, on s’est montré modéré. La Porte n’a pas nié les faits, elle s’est contentée de dire qu’ils étaient