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sous les toits ; c’étaient eux qui peuplaient les « greniers de la littérature, » comme dit Voltaire, et si l’hôte, mal payé ou peu accommodant, leur fermait la porte, ils en étaient réduits à recourir à l’hospitalité d’un camarade moins dépourvu. Diderot avait quelques amis, sa chambre appartenait au premier qui s’en emparait. Celui qui avait besoin d’un lit venait prendre un de ses matelas et s’établissait dans sa niche. Il faisait à peu près la même chose avec eux[1]. »

Besogneux et toujours endettés, certains de ces pauvres hères en arrivaient, sans trop de scrupules, à user d’expédiens et de stratagèmes picaresques.

Voltaire, dans le Pauvre Diable, crible de ses railleries ces « écumeurs du bourbier d’Hélicon. »

D’autres, descendus plus bas sur la pente de la dégradation morale, avaient perdu toute notion d’honneur et de délicatesse.

Diderot a puissamment synthétisé dans le Neveu de Rameau, et fondu en un modèle inoubliable, les types divers de ces déclassés. « Chaque état, proclame indulgemment son héros, a ses exceptions de la conscience générale, auxquelles je donnerai volontiers le nom d’idiotisme de métier. »

Pour un Goudar, pour un chevalier de Mouhy, pour un La Jonchère, pour un Guyot de Merville, ces idiotismes-là s’appelaient le chantage, le proxénétisme et l’escroquerie. Les lettres de Voltaire, celles de Mme de Graffigny, la Correspondance de Grimm sont pleinement édifiantes à cet égard.

Évidemment, il y a des exceptions, Fontenelle, Voltaire, Marivaux, Delille, mais l’éclatante fortune de certains ne doit pas faire oublier la misère ou la gêne qui fut la part lamentable de tant d’autres, parmi lesquels ne se comptaient pas seulement des médiocres et des ratés.

On a beaucoup reproché à Louis XV son indifférence pour les lettres. Il est certain que ce grand égoïste n’éprouva jamais aucun penchant pour les choses de l’esprit. Mme de Pompadour, elle-même, ne réussit pas à lui en inspirer le goût. « Ces gens-là perdront la Monarchie, » grondait-il, des écrivains, et s’il ne les persécuta pas de façon positive, il ne leur épargna pas du moins les tracasseries, commettant volontiers, à leur égard, ce que d’Argenson appelle l’« indiscrétion de souveraineté. »

  1. Alexandre Dumas père rapporte sur son compte une anecdote identique… Nil novi sub sole.