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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/406

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les tournant tout doucement à la gloire de son Dieu ; mais le Dieu de Calvin n’eût jamais admis ces accommodations. L’idée même de transition n’avait aucun sens pour cet inflexible génie : il était venu pour abolir l’âme populaire qu’avaient formée des siècles d’ « idolâtrie, » et pour en créer une nouvelle !

Cette âme frappée à mort éprouvait encore des convulsions. Et l’on murmurait, un peu partout : De quel droit ce Français nous mène-t-il ? Des hommes qui n’étaient pas de Genève, mettaient un zèle soupçonneux à perpétrer dans toutes les consciences, individuellement, successivement, la ruine de tout le passé, pour procéder à la reconstruction morale de la cité. Elles étaient protestantes, ces consciences ; elles ne voulaient pas que Pierre de la Baume revînt ; elles n’allaient pas en Savoie chercher la Messe, mais était-ce leur faute, à elles, si elles toléraient en leur for intime, presque inconsciemment, quelqu’une de ces contradictions qui, dans les cœurs les plus infidèles au passé, perpétuent quelque chose de ce passé ? Elles s’étaient déchirées d’avec elles-mêmes, jusqu’à cette fibre lointaine où la déchirure faisait trop souffrir : pourquoi ces Français leur demandaient-ils davantage ? Il y a des incohérences au fond de toute vie : tel rationaliste est superstitieux ; tel libertin porte des médailles ; le croyant commet ce suprême acte d’incohérence, le péché. Pourquoi voulait-on que le Genevois fit exception, et qu’après avoir changé d’âme comme on change d’habit, il relevât toujours victorieusement l’éternel défi que lance aux volontés les plus formelles l’habitude lointaine et pesante ? Il était déjà si différent de ses pères ; pourquoi pourchassait-on ce qu’inconsciemment il gardait d’eux ? Cela lui paraissait cruauté, ou bien inintelligence : ces Français n’étaient pas bons, ou bien le comprenaient de travers. Ainsi murmuraient, à voix très basse, — les voix, à Genève, s’habituaient à être basses, — certaines consciences qui aspiraient à la liberté des enfans de Dieu… Et d’autres personnages, épris d’un tout autre genre de licence, en avaient assez de voir ces Français transformer Genève, la ville où l’on riait, en une ville où l’on tremblait. N’apprit-on pas, un matin de 1545, que dans cette nouvelle cité de Dieu, les pasteurs voulaient réglementer les auberges ? Ils les réglementaient en les supprimait. Cinq abbayes allaient s’ouvrir, où la Bible devrait s’exhiber à côté du pain quotidien, où l’hôte qui refuserait, en se mettant à table,