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rappellent les fidèles citations de M. Curtius, l’une des théories favorites de l’écrivain français était de proclamer l’inutilité, — ou parfois le danger, — d’une biographie trop « documentaire » des grands créateurs de vie ou de beauté. « La curiosité qui devrait nous venir la dernière, écrivait-il, c’est celle de savoir comment Job avait le nez fait, et si Valmiki fut heureux en ménage. » Ou bien encore, à la veille de sa mort, dans la préface de son Balzac : « J’aurais cru manquer à la première obligation du critique ou de l’historien de la littérature en parlant de l’homme plus et autrement qu’il était nécessaire pour l’intelligence de son œuvre. » Il estimait qu’à vouloir reconstituer avec trop de détail l’existence privée d’un poète de génie, on risquait de nous donner une idée mensongère des sources d’où avait jailli son œuvre poétique : car la vie véritable de ce poète, en tant que poète, n’avait eu rien de commun avec les menus faits de son sort journalier. Non pas que les faits importans y eussent manqué, et tels qu’il importait de nous les révéler : mais ces faits décisifs n’avaient pas été de l’ordre « matériel. » Les événemens notables de la vie d’un Ronsard ou d’un La Fontaine, ceux dont la connaissance avait de quoi nous expliquer l’œuvre de ces deux maîtres, n’étaient pas leurs embarras d’argent, ni leurs mésaventures galantes, mais bien l’apparition à leur horizon intellectuel d’un modèle nouveau survenu du dehors, ou bien encore la découverte d’un nouvel idéal, mystérieusement issu d’un recoin secret de leur propre cœur. « A coup sûr, — écrivait Brunetière dans la préface de son Manuel, — je n’ai pas négligé de noter les autres influences, celles que l’on se plaît d’ordinaire à mettre en lumière, influence de race, ou influence de milieu : mais, considérant que, de toutes les influences qui s’exercent dans l’histoire d’une littérature, la principale est celle des œuvres sur les œuvres, c’est elle que je me suis surtout attaché à suivre, et à ressaisir dans le temps. »

M. Curtius nous dira-t-il que cette leçon de « méthode historique » n’est qu’un « dernier vestige des traditions de La Harpe ? » Qu’il regarde, dans son pays, les plus fameux des ouvrages consacrés à l’étude d’un Gœthe ou d’un Novahs, d’un Mozart ou d’un Richard Wagner : il y trouvera la « biographie » véritable de ces hommes de génie, l’histoire du travail incessant de leur pensée, désastreusement « écourtée et comme écrasée » sous une accumulation de « documens » inutiles. Aujourd’hui comme à l’époque des Schlegel ou des Otto Jahn, l’histoire des arts attend toujours encore la réforme bienfaisante que nous a éloquemment prêchée Brunetière, en même temps