Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/599

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous. Toutes sont noires et ressemblent à des corbillards. Le Prince, toujours curieux et actif, a pris la rame d’un des gondoliers et a ramé à sa place ; puis, profitant d’un arrêt à la douane, il a dessiné sur mon portefeuille un bâtiment militaire dont les dimensions l’intéressaient. A chaque instant, j’admire la façon intelligente dont il voyage et tire parti des choses et des gens. Sur sa demande, nos gondoliers se sont mis à chanter. Ces Italiens ont une manière exquise et facile d’interpréter leur musique. Nous en étions ravies, mais le Prince, qui a la voix et l’oreille fausses, ne profitait que de notre satisfaction.

En quittant le canal de la Brenta, nous avons contourné les immenses ouvrages que Napoléon a construits pour la défense de Venise, et qui maintenant servent à ses ennemis pour maîtriser la population. Partout nous retrouvons le pouvoir et les œuvres de ce génie créateur. Des travaux militaires énormes, des casernes immenses retiennent nos regards ; puis nous gagnons cette mer qui lui a toujours été ennemie, dont il a vainement tenté d’arracher le sceptre aux mains jalouses de l’Angleterre… Tout à coup Venise émerge du sein des flots. Spectacle inoubliable que celui de cette ville enchantée, avec les mille dômes de ses églises et de ses palais, qui flotte magiquement entre le ciel et l’eau, radieuse elle-même sous un soleil radieux ! Tandis que nous l’admirons, la barcarolle des gondoliers nous berce ; il semble qu’elle aide à comprendre ce que les yeux voient, et que l’impression ne serait pas complète, si l’oreille ne recevait pas en même temps cet accompagnement.

Oui, la beauté habite ici ! En dépit du silence de ces palais déserts, et de leurs façades dégradées, bien qu’elle soit la ville du passé et n’attende rien de l’avenir, Venise, pâle et sur son lit de mort, est toujours la reine du monde 1 Les façades orientales passent l’une après l’autre devant nous ; nous ne nous arrêtons qu’au-delà du pont du Rialto, à l’auberge où les gens de la Reine nous attendent. Nous nous apercevons alors que Charles, l’infatigable Charles, a pour cette fois échoué dans le choix du logement.

La Reine ne peut être satisfaite d’être dans un appartement, sur le derrière de la maison, et d’avoir tout son monde perché au-dessus d’elle. Moi seule suis de plain-pied avec elle, de l’autre côté d’un salon pompeux, dans une chambre prétentieuse qui me semble assez bien résumer l’Italie. Un grand lit à la duchesse,