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elle se croit obligée d’acheter quelque chose. À ce qu’il dit, l’état des esprits est singulièrement hostile à l’Autriche. Les premiers des mécontens sont ceux qui, comme lui, ont été quelque chose dans l’Italie de leur jeunesse et ne sont plus rien dans celle de leur âge mûr.

Un joli fifi d’officier autrichien, grand, blond, musqué, nous suit et nous lorgne. Mais les gondoles vénitiennes, qui mènent si souvent à des rendez-vous, sont aussi des véhicules commodes pour échapper aux suiveurs. Celle qui nous emporte traverse des canaux sombres et tortueux, plus dangereux cent fois que la pleine mer. Au cri guttural que le gondolier pousse, le Prince nous rassure. Il traverse le lac de Constance à la nage, il se fait fort de nous sauver toutes deux dans trente pieds d’eau.


24 octobre.

J’ai été réveillée par la Reine, qui croyait qu’il était plus tard et qui s’étonnait qu’on n’entrât pas chez elle. Elle m’en a fait des excuses qui m’ont touchée, mais qui ne m’ont pas rendormie.

Il est vrai que j’avais à emballer tout ce que j’avais déballé la veille, tout ce que j’ai redéballé depuis. Je m’y suis mise tout de suite et la matinée y a passé tout entière. Ce n’est pas avant midi que nous avons pu jouir de notre nouvel appartement. La vue en est admirable : nous découvrons le port, le mouvement des quais, les vaisseaux amarrés en nombre sur toute la rade, et, parmi eux, une élégante frégate autrichienne. La maîtresse de l’hôtel a beaucoup pleuré en revoyant la Reine, et beaucoup parlé des temps du prince Eugène. Les idées françaises ont laissé ici une trace ineffaçable, et les événemens dont Paris vient d’être le théâtre leur ont rendu tout leur éclat.

Le Prince connaît parfaitement Venise ; il serait un excellent cicérone, si la Reine était une visiteuse moins renseignée et moins pressée. Mais, comme elle sait Saint-Marc par cœur, il a fallu se contenter de le voir au vol et courir aux boutiques perdre le reste de la journée. Le soir, avant le dîner, le piano a fait passer quelques instans. Puis des visites sont venues : M. Doxara, riche banquier grec, tout plein des souvenirs d’il y a quinze ans ; M. Wolf, dont les deux frères ont été de