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mais le ministre de la Guerre français a mis à cela son veto.

La Reine me citait encore, dans le même genre, une Mme Doumerc, à laquelle elle a eu des obligations. Pleine de talent et de grâce, cette personne s’est perdue pour vouloir jouer un rôle. Elle mentait constamment, pour la gloire de dire : « J’ai vu la Reine » ou « le Roi m’a dit… » Elle a fini par se faire femme galante, pour avoir des rapports avec de grands personnages.

La Reine a terminé cette causerie très intime en me questionnant sur ma famille. Je lui ai conté qu’un de mes ancêtres fut décapité à Toulouse en compagnie de Montmorency, pour avoir soutenu sous Louis XIII le parti de Gaston d’Orléans. Mon père, doyen de la Faculté de médecine de Strasbourg, est un chimiste distingué, connu du monde savant européen pour ses travaux sur le chlorure de chaux. Son frère Louis Masuyer fut député du district de Louhans à la Convention. Membre, avec Guadet, de la Commission des finances, qui avait à statuer sur une demande de subsides pour le ravitaillement de Paris, il émit dans un rapport des doutes graves sur l’intégrité du ministre de la guerre Pache. On le prévint que, s’il ne modifiait pas son rapport, il risquait sa tête, Pache étant l’ami de Danton et de Robespierre. Mon oncle fut inébranlable. Mis pour ce motif hors la loi, il fut traîné à l’échafaud après un semblant de procès, qui consista simplement dans une vérification d’identité. Son vieux père, âgé de 90 ans, faisait ses vendanges à l’Étoile, dans le Jura ; quand il apprit la fatale nouvelle, il tomba comme foudroyé.

La Reine paraissait d’abord m’écouter avec intérêt ; mais elle a repris bientôt : « Vous savez qu’ici toutes les lettres sont ouvertes… » J’ai compris qu’elle ne m’avait parlé des miens que pour me faire sentir toute la nécessité d’être circonspecte dans ma correspondance avec eux. Parlant encore une fois de son exil, peut-être salutaire, elle m’a congédiée en me disant : « qu’on juge tout mieux de loin, parce que tous les objets moraux ou physiques ont leur point de perspective, qui est l’éloignement. »


29 octobre.

Pour ne pas compliquer la besogne des domestiques en leur infligeant un déménagement, la Reine n’a pas accepté d’aller