Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/896

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire le besoin, partout indispensable à l’homme, d’espérer une vie meilleure, ils recueillent en eux-mêmes, dans leur âme attentive, les élémens du rêve et du désir. C’est pourquoi vous les voyez rêveurs pendant des heures entières, la femme tricotant des bas devant sa porte, l’homme seul sur le causse ne faisant qu’un pas ou deux toutes les cinq minutes, à la tête de son troupeau, et s’appuyant sur un bâton plus grand que sa personne, pour regarder au loin l’horizon, dans la région des astres. Tous les visionnaires sortent de la montagne, des solitudes profondes de la forêt ou de la pierre…

Ce soir-là, j’avais soif, à cause du vent continu qui finit par brûler les mains et le visage. Je refusai le lait de brebis, que m’avait offert généreusement la jeune femme. Tandis qu’elle me donnait de l’eau dans un bol ébréché, les petits, tout en dévorant leurs dures tartines, m’observaient avec une raillerie malicieuse. Dehors, je trouvai l’homme debout, immobile, enveloppé de sa longue limousine, armé de son bâton. Un homme d’une trentaine d’années, et qui paraissait plus âgé, le teint basané, des anneaux d’argent aux oreilles. Pour l’amadouer, car je connais la susceptibilité du caussenard, je lui parlai de sa maison, de ses troupeaux ; puis, je l’interrogeai :

— Est-ce que vous descendez souvent du causse ?

— Le dimanche, pour aller à Sainte-Énimie entendre la messe, ou les jours de foire, pour vendre mes moutons.

— Est-ce que vous avez été soldat ?

— Certes !… À Mende.

— Vous ne regrettez jamais la ville ?

— Non. Ici, on vit moins cher. D’ailleurs, croyez-vous que le causse soit un pays sauvage, inhabité ? Il y a des groupes de maisons par-ci par-là.

— Je le sais.

— Nos femmes ne voudraient pas se marier dans la vallée. Ici, on n’est ennuyé par rien ni personne.

Il ne parlait que patois, un patois non grossier, presque délicat de forme et d’intention. J’allais, après un moment de silence, lui demander s’il avait été souvent à l’école. Mais, serrant autour de son corps sa lourde limousine, il partit lentement, suivi de son chien, vers son troupeau qui, là-bas, dans la grisaille du crépuscule, ressemblait à une agglomération de mouvantes pierres noires. La nuit montait sournoisement, sans