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autour desquelles prospèrent des haies, des jardins potagers, des champs de pommes de terre. Après un orage, le vent, qui passe et repasse sans interruption, sèche rapidement le plateau. Mais par d’innombrables et invisibles fissures l’eau pénètre dans le sol, s’y rassemble au fond d’énormes cuvettes, de sorte que l’on peut dire que le causse est une carapace de chaux recouvrant des réservoirs inépuisables ; quelques-uns sont aujourd’hui explorés sans péril, à la lueur des torches. Les eaux de ces réservoirs cherchent une issue dans le mur du plateau, et elles s’échappent de tous côtés, par les plis des vallées, pour former bientôt des rivières : la Dourbie et le Tarn, au Nord ; le Cernon, le Soulson, la Sorgues, à l’Ouest ; l’Orb, la Lergue et les affluens de l’Hérault, au Sud et au Sud-Est. Sur une terre molle, vaseuse parfois, elles vont sans bruit parmi des herbages gras.

Pays du silence, de la solitude. Les habitans mêmes, et sans affectation, paraissent aussi muets que leurs pierres. À peine s’ils regardent l’étranger. Ainsi, un soir, j’entre dans une masure isolée, assez spacieuse, tapie dans un sillon de rocailles comme un nid d’alouettes dans un blé. À droite, il y a des moutons couchés ; à gauche, des lits suspendus, semblables à des étagères, et au-dessous de ces lits, par terre, un grabat, un sac rempli de paille. Dans une anfractuosité du mur, j’aperçois des poteries grossières fleurant le lait aigri. Sur la pierre du foyer, brûle un feu odorant de branches de pins, dont la fumée s’évade malaisément par le petit trou de la cheminée massive, que je toucherais de la main, si je me hissais sur les pieds.

Auprès du feu, la femme est accroupie, jeune encore, très brune, le visage marqué d’un fin réseau de rides, joli tout de même avec ses dents blanches, son nez bien droit, ses yeux clairs sous le front qu’abrite à demi un foulard rouge. Elle surveille une soupe de châtaignes, pendant que ses deux petits, tout barbouillés de poussière, mangent de bon appétit une tranche de pain jaunâtre beurré de graisse de porc. Mon apparition n’avait produit aucun étonnement, et ils ne m’avaient jamais vu, pourtant. La femme, sans se déranger de son travail, me demanda simplement, sur un ton de politesse charitable, ce que je désirais… D’ailleurs, dans ce désert, les caussenards, qui semblent résignés à toutes les privations, n’attendent rien des joies, des vanités du monde d’en bas. Néanmoins, pour satis-