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écrits scientifiques, lentement « subjectives. » Qu’on me pardonne ce mot, que j’emprunte aux Allemands, mais nous avons bien d’autres choses à leur emprunter, et même à leur prendre…

Le départ.

Ce que fut Paris dans ces jours, dans ces heures qui précédèrent la guerre, ceux qui ont eu le bonheur de le voir ne l’oublieront jamais. L’issue âprement disputée et discutée d’un procès fameux, l’assassinat absurde et navrant du tribun Jaurès avaient déferlé comme des vagues menaçantes et troubles sur la grande ville, et plus d’un se sentait la gorge serrée d’une angoisse à ces signes inquiétans de scandale et de division. Puis tout d’un coup la perspective de la guerre soudaine, Inévitable, nivelle comme un grand coup de vent ces choses encore si proches et déjà si lointaines, et l’âme nationale se retrouve calme et unie comme une vaste plage de sable fin. Cette impression réconfortante me pénètre surtout tout entier le dimanche 2 août, premier jour de la mobilisation, veille de mon départ pour le front. J’avais hâtivement réglé mes petites affaires, — ce fut vite fait. — En prévision de toute éventualité, je profitai de ces dernières heures dans mon cher Paris pour aller respirer encore dans tous les quartiers le souffle de la grande ville, m’en bien pénétrer pour longtemps. J’ai parcouru les quartiers ouvriers, les milieux bourdonnans de l’antimilitarisme : le même calme, la même gaieté qui partout ailleurs illumine les yeux, ennoblit les visages. Ils sentent, ces simples, ces durs travailleurs, que la guerre qu’ils vont faire, c’est la grande, la définitive « guerre à la guerre, » et une farouche résolution les anime. Sur les boulevards, dont l’aspect est si étrange sans ses terrasses, sans ses autos, — ou presque, — même animation, même fermeté. Je rencontre des amis, beaucoup d’amis, presqu’à chaque pas, dans les rues ou dans les cafés, qui partent aussi le lendemain ou peu après, et les dialogues les plus drôles s’engagent, où l’esprit, s’il n’est pas toujours attique, ne manque jamais d’à-propos : « Au revoir à Munich, » dit l’un, installé devant un somptueux demi de bière brune couronné d’écume. — « Non, moi je vais jusqu’à Pilsen, je la préfère. » Comme ce dernier contact avec Paris m’a rasséréné ! On sent qu’un même péril a cimenté les cœurs qui se croyaient séparés ; maintenant, ils vont battre tous ensemble