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néant, » a dit le grand Lorrain Henri Poincaré. Mais c’est tout justement pour la pensée et ses droits que nous allons nous battre, pour la liberté de mieux étudier, mieux connaître, mieux utiliser la nature. Nous allons briser le fardeau de fer qui pesait sur les épaules de l’humanité en marche, et nous hâterons ainsi l’avènement du jour rêvé par Henri Poincaré, où tous les hommes ou du moins beaucoup d’hommes pourront se livrer aux travaux de l’esprit. Qui veut la fin veut les moyens. Commençons par eux.

Me voici dans le train qui va me conduire à Besançon. Il est composé de wagons de marchandises munis dans le sens de la longueur de deux rangées de bancs soigneusement et très pratiquement ajustés et d’un wagon mixte de 1re et 2e. Ce train comporte une quarantaine de wagons. Il est bientôt plein de réservistes de toutes les classes sociales, qui avec son balluchon, qui avec une valise, qui les mains dans les poches. Il y a même, dans le wagon où j’ai réussi à me caser, deux jeunes femmes élégantes et simples, des parentes d’officiers supérieurs évidemment, car il leur a fallu montrer patte très blanche pour arriver sur les quais de la gare, à travers les employés affairés comme on ne les vit jamais, circulant avec leur brassard de mobilisation. Il n’y avait que peu de trains de mobilisés en partance à la gare de Lyon ; un grand nombre des voies étaient inoccupées. J’eus bientôt l’explication du fait qui m’avait d’abord étonné, et même, l’avouerai-je ? inquiété : c’est des stations suivantes, Bercy, Villeneuve-Saint-Georges, que partaient du P.-L.-M. presque tous les mobilisés parisiens, et c’était un réconfort de les voir au passage massés par milliers sur les quais, gais et alertes comme nous. Le train s’ébranle au son d’une Marseillaise spontanée et unanime qui vibre d’un bout à l’autre du convoi. Au sortir de Paris, voici la nuit qui tombe, il fait frais, il pleut, les gouttes fouettent les glaces des portières, mais à travers les sillons humides qu’elles y laissent et où tremble, au bas, une larme, nous voyons à chaque station, sous la flamme falote des réverbères, les stations gorgées de réservistes qui attendent leur train et saluent le nôtre en chantant. Voici maintenant le jour qui se lève tout de gris vêtu ; il nous montre tout le long de la voie, calmes et stoïques sous la pluie, les territoriaux gardiens de notre sécurité. Tous n’ont pas des fusils dernier modèle, tous ne sont même pas encore