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IMPRESSIONS d’un COMBATTANT.

complètement équipés ; il en est qui n’ont encore que le képi, d’autres que le pantalon garance ; beaucoup ont torturé leurs épaules d’un vieux sac d’où la pluie ruisselle en cascade ; il en est de très vieux, de plus de soixante ans certainement, qui ont été dès le premier jour offrir leur service pour garder un bout de voie. Ils nous regardent passer d’un air un peu las, — ils en ont déjà tant vu des trains descendre vers l’Est ! — et nous sourient. Voici bientôt Dijon ; nous passons près des Laumes-Alésia où la statue colossale de Vercingétorix nous voit défiler du haut de la colline où elle est posée, comme un souvenir riche d’espoir. Le vieux Gaulois nous a montré jadis l’exemple de l’héroïsme contre l’envahisseur. Plus heureux que lui, qui luttait pour la patrie, mais contre la civilisation, nous devons défendre à la fois l’une et l’autre. Combien d’autres pensées nous suggèrent ces lieux ! C’est tout près de là que prend sa source la Seine, parure incomparable de cet incomparable creuset de pensée humaine : Paris.

Souvent nous ralentissons et nous garons un moment sur des voies latérales. C’est pour laisser passer les trains de troupes qui eux se succèdent à quelques minutes d’intervalles. Pendant ces haltes, les paysannes le long de la voie, les enfans, les bons vieux (les jeunes sont partis) nous apportent du thé, du sirop, du vin, nous tendent des bouquets et des branchages dont nous garnissons nos wagons. Si bien qu’au milieu du voyage notre train est tout orné de verdure fleurie. Jamais aucun train de luxe, jamais aucun train présidentiel ou royal ne m’a paru aussi somptueux, aussi riche que notre humble convoi de wagons de marchandises avec les branchages qui l’empanachaient et que de pauvres mains ont cueillis pour lui.

Tous les trains que nous dépassons ou qui nous dépassent, et avec qui le nôtre échange des chants, sont pareillement ornés, pareillement précédés d’une locomotive dont les lanternes sont coiffées de bouquets et où des mécaniciens noirs et joyeux « ouvrent l’œil et le bon. » J’en ai interrogé plusieurs de ces rudes ouvriers ; ils fournissent un service qui les tuerait, si leurs nerfs n’étaient pas, comme les nôtres, tendus par une énergie divine : « Nous voudrions conduire encore vingt fois plus de trains chaque jour, » me disent-ils. Où sont les mauvais germes qu’on avait craint de voir se lever naguère, lors de la grève des cheminots ?