Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même on ne les remarque plus. Elle écarte cette pensée, très poliment, et s’efforce de croire que, par hasard, elle a rencontré les deux seuls fous de Berlin. Puis, le même jour, dans une foule du dimanche, elle dénombre une quantité de laideurs, des arrondis par la tuberculose, épaules déjetées, colonnes vertébrales déviées, des coxalgies, des visages malsains, — « pauvres visages où s’inscrivent les grandes tares nerveuses des ascendans, les signes de l’hérédité épileptique : » un « effarant cauchemar. » Ces promeneurs dominicaux n’ont pas l’air innocent, mais « un air de hâte et d’avidité. » Ils donnent « l’idée de gens résolus à jouir sans attendre, à s’amuser constamment, violemment, à faire de l’effet, de gens enfin qu’une force irrésistible débride et pousse à toute vitesse vers les extrémités du plaisir, de la vanité, et vers l’argent… » Je le répète, que Jacque Vontade a écrit ces pages avant la guerre et formulé ce diagnostic avant la terrible manifestation de pareils symptômes, décuplés par la fureur militaire. Alors, Jacque Vontade, un peu inquiète de ce qu’elle avait cru entrevoir, écartait le soupçon qui la hantait. Non, non, se disait-elle, je me trompe : les Berlinois sont des gens graves, sages et bien portans, moraux, tranquilles et avisés ; « si j’ai, en un temps très court, aperçu ces deux fous, ce nombre d’épileptiques, toutes ces personnes impossibles à identifier et dont l’expression, alternativement morne et surexcitée, avouait d’obscurs et forts appétits, c’est par hasard, un de ces hasards dépourvus de sens, mais qui jettent l’esprit dans une grande confusion… » Jacque Vontade n’osait pas conclure à la folie de l’Allemagne, à la mégalomanie concupiscente de l’Allemagne. Et, moi non plus, je n’ose pas. Mais enfin, cette mauvaise santé mentale de l’Allemagne, ne l’avons-nous pas vue ? Leur Guillaume II, c’est bien un surhomme, il me semble. Il n’a ni scrupules ni préjugés : il a de l’éloquence et, en paroles, de grandes facilités triomphales. Cette guerre qu’il a voulue était de qualité nietzschéenne, par son absurdité dangereuse ; le plan de la campagne fut la plus étonnante preuve d’un orgueil morbide. Or, ce mégalomane, tout son empire le suivait : tout son empire, atteint de mégalomanie. En fait de nietzschéisme populaire, quoi de mieux et de plus patent que les atrocités commises, en Belgique et dans le nord de la France, par les hordes germaines, affamées et assoiffées et tout échauffées de luxure ? Il m’importe assez peu de savoir si l’auteur de Zarathoustra eût approuvé les crimes de ces barbares. Jamais une philosophie ne se propage dans les multitudes sans s’y avilir ; et, condamnée peut-être par Nietzsche, la ruée d’outre-Rhin fut pourtant une aventure nietzschéenne.