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sera sur le point de contracter sans le moindre scrupule, et même avec une certaine fierté, cette union qui désole sa mère. Mais Jean Oberlé, lui, n’est point ainsi fait : il a hérité de l’âme de sa mère et de son grand-père. À vivre parmi les Allemands, et sans d’ailleurs les haïr, il a éprouvé qu’il est d’une autre race, plus affinée, moins brutale, plus généreuse, bref, supérieure. Il a comme la nostalgie de l’ancienne patrie qu’il ne connaît point. Il aime, non pas une Allemande, mais une Alsacienne, Odile Bastian, dont la famille n’a point pardonné à M. Joseph Oberlé son ralliement et ne veut pas donner son consentement au mariage. Ne pouvant plus vivre dans sa famille désunie, dans son pays divisé, Jean Oberlé consent bien, — ce qui ne laisse pas de nous étonner un peu, — pour faire plaisir à sa mère, à entrer au régiment où il doit servir un an comme volontaire ; mais, dès le lendemain de son entrée au corps, il déserte pour se faire soldat en France.

Au point de vue qui nous préoccupe ici, l’intérêt du livre de M. René Bazin est double. D’abord, — et sans parler de la grâce ou de la gravité vivante des paysages évoqués, de la juste atmosphère « alsacienne » où baigne, en quelque sorte, tout le roman, — la vérité, ou tout au moins la vraisemblance des caractères représentés donne à l’ouvrage un air de réalité vécue qui n’en est pas le moindre prix. M. Bazin a-t-il peint « d’après nature » ses héros, ou bien entre-t-il dans ses peintures une large part d’imagination ? Nous ne savons, et c’est là sans doute son secret. Mais le fait est qu’on n’aurait su mieux « attraper, » ni mieux rendre les attitudes morales et comme les intonations de chacun des personnages qu’il fait passer sous nos yeux. La protestation silencieuse et résignée de Mme Oberlé, la vitalité exubérante et peu idéaliste de Lucienne, la simplicité chaste et ardente d’Odile Bastian, la franchise cassante, la raideur orgueilleuse et conquérante de Wilhelm von Farnow, si ce ne sont pas là des « choses vues, » et directement observées, ce sont tout au moins des choses très finement pressenties, devinées et traduites. Et il n’est pas jusqu’aux conversations qui se tiennent à la table de M. le conseiller Brausig qu’on aurait pu, il y a quelques mois encore, croire entachées de quelque exagération, et auxquelles tout ce que nous avons appris depuis le début de la guerre ne prête comme une vraisemblance nouvelle. Quand, par exemple, le professeur Knäble, assurant ses lunettes,