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Mais où les aurait-on envoyés ? Tous les chemins leur étaient coupés. Pour moi, j’étais bien décidé à continuer mon voyage par le Transsibérien, où ma place, depuis longtemps, était arrêtée pour le 12 août, à Kharbine. Mais les fausses nouvelles d’une invasion de la Finlande par trois cent mille Allemands et d’une entrée en campagne de la Turquie me fermaient la route d’Odessa et celle de la Suède. Je pris brusquement le parti de regagner le Japon où je savais qu’un paquebot japonais, à destination de Marseille, lèverait l’ancre vers la mi-août.

Il y a une journée de chemin de fer de Séoul à Fusan, une nuit de bateau de Fusan à Simonoseki et, par le train, une trentaine d’heures de Simonoseki à Tôkyô. Ce voyage et celui qu’une semaine plus tard je refis de Tôkyô à Simonoseki m’ont laissé une extraordinaire impression. J’étais toujours aussi loin de la France ; j’en étais même plus loin en revenant de Séoul au Japon, et pourtant il me semblait que la terrible agitation qui devait régner chez nous s’était communiquée à tout ce qui m’entourait, que j’étais ballotté sur les remous de la guerre et enveloppé de la même atmosphère ardente. Mes compagnons, les incidens du voyage, l’état des esprits, les préparatifs du Japon, et même les désordres de la nature, tout m’entretenait dans l’illusion que je m’étais rapproché de la seule vie qui, en ce moment, me paraissait enviable.

J’avais quitté Séoul en compagnie des Missionnaires réservistes. À peine le train s’était-il ébranlé que les prêtres disparurent : il ne resta plus que des troupiers. Ils entonnèrent les chansons qu’ils avaient chantées jadis aux étapes des grandes manœuvres. Ces airs allègres des casernes de France changeaient pour nous jusqu’à la physionomie du pays qui défilait sous nos regards. Les aspects de la terre se dénationalisent si facilement ! Des montagnes qui se soulevaient à l’horizon nous faisions les Vosges. Les misérables paillotes aux murs de guingois pétillaient au soleil comme les toits de nos hameaux. Les rizières immobiles jaunissaient comme nos moissons. Mais le passage du train ne faisait lever ici que des têtes de paysans aux longs cheveux, dont la peau a les tons jaunes de la glèbe qu’ils travaillent.