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L’ALSACE FRANÇAISE.

victime. Et si grande était l’idée subite qu’elle avait prise de sa supériorité qu’elle n’en douta pas un seul instant. Elle s’attendait donc à voir l’Alsace, éblouie de sa force et de sa beauté, se prosterner à ses pieds et se jeter dans ses bras rédempteurs comme une fille repentie. Grand fut l’étonnement des Allemands, amère leur désillusion, devoir les Alsaciens pleurer la défaite de la France comme la leur propre et recevoir leurs conquérans avec une dignité froide et un silence dédaigneux. Dans cet arrachement violent à la mère-patrie, l’Alsace se sentait plus française que jamais.

Ce sentiment était pour tout Alsacien une de ces vérités primordiales qui ne se discutent pas. Les faits psychiques spontanés ne se démontrent-ils pas d’eux-mêmes comme la lumière du jour et n’ont-ils pas la valeur d’un axiome en mathématique ? Dans les grandes villes d’Alsace, comme Strasbourg, Mulhouse et Colmar, la haute bourgeoisie forme une sorte d’aristocratie intellectuelle. C’est en elle que réside la conscience et la culture morales du pays. C’est contre elle que vint se heurter l’esprit conquérant, chicanier et tyrannique de la Prusse. L’un des Alsaciens les plus distingués de la nouvelle génération demeurée au pays, M. Fritz Kiener, a décrit mieux que personne l’attitude de cette bourgeoisie et la résistance calme, mais invincible, qu’elle opposa au nouvel esprit germanique. « La génération de nos pères, dit-il, a vécu depuis l’annexion dans la confusion et l’étourdissement. Elle ne trouva pas sa voie entre les aspirations de son âme et la dure réalité. C’est pour cela qu’elle était devenue muette. Mais, dans sa résignation, elle continua d’agir par la noblesse de sa vie et par sa sensibilité intime… La bourgeoisie alsacienne, privée de son élite par l’émigration et rejetée dans les limites étroites de la vie provinciale, après avoir vécu dans le vaste horizon de la vie française, se trouva par l’occupation allemande en face de trois organismes auxquels elle ne comprenait rien du tout : l’armée allemande, l’école allemande et la bureaucratie allemande. Ce sont trois institutions dont l’ensemble est d’une force et d’une solidité merveilleuses pour façonner le caractère allemand à la prussienne, mais auxquelles le caractère alsacien s’oppose d’une manière absolue. » J’ajouterais volontiers que c’est une machine d’acier introduite dans un corps vivant. Elle fonctionne admirablement pour elle-même, mais elle mécanise