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maient une sorte de triumvirat littéraire. J’ai nommé Renan, Taine et Sainte-Beuve. Pour ne pas oublier un point essentiel, rappelons cependant que, si les Allemands du Sud acceptaient alors sans protester l’idée de l’Alsace française servant de trait d’union intellectuel entre l’Allemagne et la France, les Allemands du Nord ne l’accueillaient qu’avec une réserve hautaine et un sourire dédaigneux. Tout bon Prussien se souvenait qu’au traité de Vienne (1815), après la bataille de Waterloo, la Prusse avait obstinément réclamé l’annexion de l’Alsace et qu’elle ne fut conservée à la France que par l’habileté de Talleyrand et grâce à la protection énergique de l’Angleterre et de la Russie. Lorsqu’en 1866 Bismarck imagina d’entraîner l’Autriche à prendre au Danemark le Schleswig-Holstein, avec l’arrière-pensée machiavélique (dont personne ne se doutait alors) d’en faire plus tard le prétexte d’une guerre contre l’Autriche, cette spoliation peu héroïque d’un petit peuple par deux puissantes monarchies militaires excita en Allemagne un enthousiasme universel. Celui que M. Thiers a si justement nommé « un sauvage de génie » avait su réveiller au fond de sa race l’idée de la grande Germanie envahissante et conquérante. On entendit alors de paisibles professeurs d’université faire allusion à l’Alsace-Lorraine au milieu d’un cours sur l’Edda ou les Niebelungen et s’écrier à l’improviste : « L’Allemagne devra verser encore des torrens de sang pour reconquérir ses provinces perdues. » Pour l’État prussien, Strasbourg n’a jamais été autre chose qu’une citadelle avancée de la culture germanique et l’Alsace qu’une riche proie, convoitée depuis Frédéric II.

Le résultat de la guerre de 1870 fut un désastre pour l’Alsace-Lorraine. Son annexion à l’Allemagne arrachait à la mère-patrie deux provinces devenues françaises par toutes leurs fibres. Elle ne bouleversait pas seulement leur vie économique et sociale, elle interrompait leur croissance naturelle, elle compromettait leur bien spirituel le plus précieux, leur culture intellectuelle conquise de siècle en siècle, au prix d’un long effort. Bismarck avouait sans détour que l’Allemagne n’avait pas la prétention de gagner le cœur des Alsaciens, que l’Alsace ne représentait pas autre chose pour elle qu’un glacis et un rempart contre la France. Mais l’Allemagne, gonflée d’un orgueil sans bornes par sa fortune inespérée, ne l’entendait pas ainsi. À son gré, sa victoire était si belle qu’elle devait séduire sa