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(Palais de Justice, casernes) de chambre en chambre. Des bidons de pétrole suspendus au col par des bretelles, ils aspergent, au moyen de petites pompes foulantes, les murs, les tentures, les meubles. L’essence gicle à pleins robinets. Puis vient le boute-feu. Et d’une extrémité à l’autre de la rue de la République, sur des centaines de mètres, de nouveau l’incendie court, ne respectant que quelques îlots protégés. Les tourbillons de flammes s’élèvent, secouent dans le soir magnifique, puis dans la nuit sereine, leur dansante furie. De grands panaches de fumée, où pétillent des bouquets d’étincelles, se tordent et s’étalent, en voile opaque. Une pluie noire s’envole, au loin retombe. L’acre odeur serre à la gorge, les yeux pleurent. Interdiction à quiconque d’approcher. Senlis voit, sans rien pouvoir en sauver, consumer sa forme vivante. Ceux qui furent témoins de ce spectacle en conservèrent longtemps, à leurs visages contractés, un douloureux reflet. Le propriétaire de l’hôtel du Nord demeure frappé de démence. Le brasier fut si formidable, et si terrible l’impression de fléau que les bêtes même s’effarèrent. Des chiens devenus fous s’enfuyaient par bandes, vers la forêt d’Hallate. On dut charger spécialement, ensuite, un homme d’abattre les animaux enragés.

Voilà, d’après des documens certains, le récit du forfait de Senlis. Deuil irréparable. Et non point seulement deuil matériel. De fond en comble, sans doute quantité de maisons sont détruites, et l’on évalue à plusieurs millions le dégât. Mais comment chiffrer la perte morale ? Sous ces masses informes de moellons sont enterrées plus que des fortunes, — tout le trésor évanoui des souvenirs. Des vies entières avec leurs traditions de familles, et qui par générations s’étaient succédé là, les voici mortes, pour toujours. Passé, présent, avenir, il n’y a plus rien. Et sans doute Senlis se relèvera de sa ruine. Plus d’un, selon un mot touchant que j’ai entendu, reconstruira sur l’emplacement cher « une petite boîte. » Hélas ! on aura beau se remettre à l’œuvre, réédifier avec courage. Ce ne sera plus la Senlis d’hier, — et d’autrefois.


L’auto roule. Des champs, des bois, la nuit… Ces deux jours, ce kaléiodoscope d’heures… Il semble qu’on soit parti depuis un