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drapeau n’est pas respecté, nous sommes infailliblement massacrés. Je prends une arme, décidé à vendre très cher nos vies, si la porte est enfoncée. La sinistre veillée commence, la nuit se passe dans l’angoisse. Les réfugiés tremblent et se lamentent. On vient sans cesse me demander avis, les femmes se jettent à mon cou, les enfans pleurent. Ti tha kâmome : Que faire ? Na mas voïthisi o thêos ! Que Dieu nous vienne en aide ! J’essaie de leur communiquer la confiance qu’ils doivent avoir dans le drapeau de la France. Au dehors, retentissent dans la nuit les cris des victimes, les hurlemens des chiens, le piétinement îles chevaux, les coups secs des armes à feu. Vers le matin, un peu de calme se rétablit : nous avons été épargnés. J’entr’ouvre prudemment un volet : les cavaliers défilent devant ma fenêtre, le fusil en bandoulière, les revolvers et les coutelas à la ceinture. Je sors sur le pas de la porte : de grandes flammes s’élèvent du centre de la ville, bien au-dessus des noirs cyprès ; un gros nuage de fumée obscurcit le ciel rose devant le soleil levant. J’ai su, peu de temps après, que l’incendie avait été allumé au moyen de la pompe à incendie remplie de pétrole. Les maisons verrouillées, où le feu a été mis, étaient remplies de monde. Je rejoins mes compagnons ; les balles sifflent à nos oreilles ; nous assistons au spectacle le plus atroce qu’on puisse imaginer.

Los portes, les volets, soigneusement clos, sont enfoncés ; des hurlemens s’élèvent, des êtres hagards s’enfuient, les vêtemens déchirés, le visage en sang ; les blessés se traînent sur le seuil. Les agresseurs, qui ont pénétré par force dans les maisons, en sortent, les bras encombrés de ballots, qu’ils entassent, en hâte dans les grandes corbeilles que portent leurs montures. Un de nos amis, Panayotis Panayotakou, est chez lui, tout près de nous, avec sa sœur et sa fille ; des Turcs enturbannés font irruption dans sa maison ; je vois sa haute stature se dresser devant les deux femmes ; il étend les bras pour les protéger ; un coup de feu en plein ventre le fait chanceler ; il s’avance vers la mer, à peine a-t-il fait quatre pas qu’un second coup de feu dans le dos le couche à terre ; sa sœur s’enfuit, on la poursuit, on la noie dans la mer ; sa fille se précipite vers nous en hurlant de peur, nous l’abritons dans une de nos maisons. La panique est telle qu’une autre jeune femme se noie devant nous, en un point du rivage où l’eau n’atteint pas plus de 60 centimètres. La foule se précipite vers les quais, cherchant des yeux des