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NIETZSCHE ET LA GUERRE.

Aujourd’hui, ces aphorismes du philologue sonnent à nos oreilles comme le programme même de l’empire et du militarisme allemands : obéissance passive, culte de la force et de la guerre, croyance que la force se confond avec le droit, impudence et mégalomanie, gaspillage des énergies et mépris de la vie humaine. À travers les couplets de l’hymne féroce, on entend monter en sourdine le Deutschland über alles et, à la fin du morceau, il semble que, derrière les grosses moustaches de Nietzsche, on voie pointer les moustaches en croc du Kaiser haranguant ses troupes, avant de les jeter à la boucherie : « Je ne vous ménage point, je vous aime du fond du cœur, bons soldats de ma garde !... »

Et comme on comprend que, transportés par cette « saga » moderne-style, par cet appel direct au furor teutonicus, les descendans des hordes scandinaves répondent au chef, en entonnant ce bardit :

« Ô Zarathoustra, à ces paroles, le sang de nos pères s’est retourné dans nos corps : cela a été comme les paroles du printemps à de vieux tonneaux de vin.

Quand les glaives se croisaient, semblables à des serpens tachetés de rouge, alors nos pères se sentaient portés vers la vie...

Comme ils soupiraient, nos pères, lorsqu’ils voyaient au mur des glaives polis et desséchés ! Semblables à ces glaives, ils avaient soif de la guerre.

Car un glaive veut boire du sang, un glaive scintille de désir[1]. »

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Quelque naïf dira peut-être que tout cela n’est que métaphores et que nous nous laissons duper par les mots ; que la guerre dont il s’agit ici, c’est la guerre éternelle contre l’erreur, la guerre de la pensée, et qu’enfin le guerrier célébré par Nietzsche, c’est le paladin symbolique de la connaissance.

Mais toute son œuvre proteste contre cette interprétation superficielle. D’ailleurs lui-même, quittant le mode sibyllin, a expressément déclaré qu’après 1870, l’Europe est entrée dans la période de la grande ’politique, — la politique mondiale, —

  1. Zarathoustra, quatrième et dernière partie, p. 347.