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mouvement démocratique de l’Europe, « s’accomplit, nous assure Nietzsche, un énorme processus physiologique, qui grandit chaque jour, — le phénomène du rapprochement des Européens, des Européens qui s’éloignent de plus en plus des conditions qui font naître des races liées par le climat et les mœurs, et qui s’affranchissent chaque jour davantage de tout milieu défini... donc la lente apparition d’une espèce d’hommes essentiellement surnationale et nomade, qui, comme signe distinctif, possède, physiologiquement parlant, un maximum de faculté et de force d’assimilation. »

L’éducation et surtout l’entretien de cette aristocratie, stimulatrice et dépensière effrénée de toutes les énergies, imposeront aux peuples un surmenage terrible. Jamais les cas de folie, de crétinisme, de rachitisme, de dégénérescence n’auront été plus fréquens que dans ces milieux de vie intense. Mais il serait absurde de s’en effrayer. C’est la rançon inévitable : « La défection, dit Nietzsche, la décomposition, le déchet n’ont rien qui soit condamnable en soi : ils ne sont que les conséquences nécessaires de la vie, de l’augmentation vitale... Une société n’est pas libre de rester jeune, et même, au moment de son plus bel épanouissement, elle laisse des déchets et des détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie, plus elle devient riche en mécomptes, en difformités, plus elle est près de sa chute[1]. »

Acceptons-en l’augure. Il paraît que l’Allemagne intense d’aujourd’hui est riche en neurasthéniques, en fous et en suicidés. Serait-ce le commencement de sa fin ?

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Mais Nietzsche se rirait de la question. Avant qu’une aristocratie, telle qu’il la rêve, apparaisse dans le monde, bien des tentatives infructueuses se seront succédé. Un surhomme coûte cher, et il est long à créer.

En tout cas, voici les caractéristiques qui le signaleront aux foules esclaves, ou aux observateurs perspicaces. D’abord, l’aristocrate de l’avenir sera un guerrier, un chef militaire, — du moins provisoirement, pendant les siècles que durera « la grande guerre. » Car, répétons-le encore, avec Nietzsche, nous sommes certainement entrés « dans une nouvelle ère guer-

  1. La volonté de puissance, p. 112, 113.