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NIETZSCHE ET LA GUERRE.

l’œuvre de Nietzsche que de la littérature, les rêveries d’un neurasthénique solitaire. Ces phrases, bourrées, comme des obus, par les pires explosifs de la pensée allemande, ils les ont maniées avec l’inconscience et la sérénité d’un garçon de muséum époussetant les cartons de ses herbiers.

Mais cette confrontation des théories nietzschéennes avec la réalité, — quand ils l’eussent essayée, — était bien impossible à nos littérateurs. Ils en sont toujours à « l’homme classique » de Taine, à cette entité psychologique, sur laquelle nos Jacobins ont discouru et légiféré. Un Jeune-Turc, pour eux, ne peut être révolutionnaire qu’à la façon de nos radicaux-socialistes. Ils ne conçoivent point que la liberté de notre catéchisme républicain ne soit et ne puisse être qu’une liberté française : ils sont persuadés qu’elle vaut pour l’univers et que le reste du monde nous l’envie. Les voyages n’y font rien, ne leur apprennent rien. Des milliers de Français ont traversé l’Allemagne, ils n’en ont rapporté que des étonnemens, des admirations de badauds hypnotisés par des façades, et incapables de deviner ce qui se passe derrière. Les plus coupables sont ceux qui nous ont présenté de l’Allemand moderne une image généreuse autant que conventionnelle. Leurs livres n’ont pas résisté au premier choc des réalités. Comme le disait Maurice Barrès des romans de Zola, ils ont beau dater d’hier, ils sont déjà en puanteur.

Ce qui nous excuse peut-être, c’est que les Allemands, qui s’infiltrent partout, qui vivaient chez nous, qui avaient envahi jusqu’à nos villages et jusqu’à nos fermes, qui ont la science la mieux informée, la plus documentée, et le premier service d’espionnage du monde entier, nous ignoraient presque autant que nous les ignorions, avant la rencontre du champ de bataille. Maintenant, ils nous connaissent, et avantageusement, je crois. Si cher que leur connaissance nous ait coûté, nous ne pouvons pas en dire autant d’eux.

Louis Bertrand.