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sur la situation de la France. On y faisait aussi une correspondance active en buvant des bocks, du café et en prenant des « apéritifs » ou des glaces. De nombreux journaux passaient de mains en mains, rédigés par des écrivains bordelais ou parisiens, mais tous imprimés à Bordeaux. Le Moniteur universel, journal du gouvernement, était composé par les soins de Dalloz en un format in-4o qui devint plus tard le format du Journal officiel, édité par Wittersheim. L’édition de Paris avait conservé le grand et incommode format in-folio.

Je prenais mes repas dans un hôtel de second ordre, mais doté d’une excellente cuisine. On y rencontrait des représentans, des fins becs comme Eugène Farcy, l’inventeur de la célèbre canonnière qui, au début de la guerre, devait opérer sur le Rhin et n’opéra que sur la Seine. Nous allions quelquefois déjeuner au Chapon fin, renommé par sa bonne chère. On y trouvait nombre de gourmets et on n’y payait pas alors des prix exorbitans. Aujourd’hui, vu l’affluence, il faut des recommandations quasi officielles pour y pénétrer, et les valets stylés qui en gardent l’entrée, comme autant de dragons impassibles, demandent avec un air discret : « Monsieur a-t-il eu soin de prévenir le gérant de son intention de prendre ici son déjeuner ou son dîner ? »

Au Café de Bordeaux, comme chez le chocolatier Prévost, on retrouvait force amis et connaissances. En effet, le Tout-Paris s’y donnait rendez-vous. Les francs-tireurs et les francs-fileurs,. les fantassins, les mobiles et les cavaliers de passage, les officiers et généraux disponibles, les écrivains et journalistes, les fonctionnaires et les [artistes, les dames du monde et les autres, les curieux et les oisifs s’y rencontraient à l’heure dite. C’était, comme aujourd’hui, un brouhaha de conversations, des échanges de propos tristes ou gais, des appels bruyans, des dialogues expressifs au milieu desquels sonnait et résonnait l’accent bordelais, martelé et appuyé, qui ne laisse en chantant passer aucune consonne, aucune voyelle sans lui faire un sort pompeux. J’ai entendu là Louis Blanc faire des déclarations sonores en faveur de l’Alsace-Lorraine et Victor Hugo crier de tout son cœur : « Vive la République ! » Tout autour du Café de Bordeaux se pressaient des crieurs infatigables de journaux qui annonçaient sur un ton aigu : le Châtiment, le Combat, la Gironde, la Petite Gironde, le Vengeur, la Finance, le Courrier de la Gironde, le Moniteur, la Gazette de France, etc. Des