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une atmosphère où jamais aucun effort ne les pourrait introduire.

En quoi, d’ailleurs, leur instinctif soupçon ne les trompait point. Le fait est que, par-dessus tout le reste, Treitschke a toujours été quelque chose comme un « artiste » manqué. On connaît l’affreuse tragédie de sa vie, — ou plutôt, l’on sait simplement de quelle manière ce puissant orateur s’est trouvé, de très bonne heure, atteint d’une surdité à peu près complète : mais on ignore communément un détail que je me souviens d’avoir lu quelque part, et qui a de quoi nous rendre bien plus émouvante encore la destinée d’Henri de Treitschke. J’ai lu que celui-ci, dans sa jeunesse, s’était pris de passion pour la musique autant et plus que pour la poésie, de telle sorte que sa surdité, au lieu de l’enfermer plus à fond dans l’univers de ses rêves, avait eu pour résultat de l’en exclure à jamais. Et aussi ai-je toujours pensé que lorsque ce fils d’un général saxon s’était voué tout entier à la défense d’une cause que semblaient lui interdire d’avance ses traditions de famille, lorsqu’il a résolu de se constituer obstinément l’intrépide champion de l’hégémonie prussienne, le motif principal qui l’y a conduit a été un besoin désespéré d’échapper à la hantise de son bonheur perdu en se réfugiant dans la première forteresse qu’il rencontrerait sur sa route et en y combattant jusqu’à la mort, sans trop se soucier de la légitimité du parti qu’il aiderait ainsi de toutes ses forces.

En tout cas, la lecture de ses essais politiques nous révèle, comme je l’ai dit, un talent littéraire et un sentiment inné de l’honneur qui suffiraient, à eux seuls, pour nous faire mesurer l’abîme de platitude et d’ignominie où est tombé, après lui et peut-être surtout par sa faute, ce parti « pangermaniste » dont il lui a plu jadis de se faire le chevalier et l’initiateur. A quoi j’ajouterai que lui-même, malgré la résolution désespérée dont je parlais tout à l’heure, semble bien avoir été contraint de constater, au soir de sa vie, la faillite pitoyable de son long travail. Appelé par l’Université de Berlin, en septembre 1895, à commémorer solennellement le vingt-cinquième anniversaire de la victoire de Sedan, voici de quelles étranges et amères paroles il a refroidi l’enthousiasme d’un auditoire qu’avaient coutume d’enflammer, naguère encore, ses promesses magnifiques de grandeur et de gloire :


Il faut bien l’avouer : sous tous les rapports, nos mœurs allemandes sont tristement déchues. Le respect ; dont Goethe disait qu’il était la véritable fin de toute éducation morale, disparaît de la génération nouvelle avec une rapidité prodigieuse : 1e respect de Dieu, le respect des limites