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qui codifiait la vie en ce monde et dans l’autre, invitait aux guerres, aux conquêtes. Ils suivaient les hordes guerrières. Les autres, retirés dans les campagnes, attachés à la vie agricole, adaptaient les notions et les rites musulmans à ce qui leur restait de paganisme primitif influencé de paganisme romain, ou d’un christianisme oublié, avili dans les divisions des sectes. Enfin, il y avait les contemplatifs, tous ceux qui portaient en eux quelque ferment spirituel, ceux que l’esprit travaille, les pacifiques qui voulaient le bien et la justice, les raisonneurs qui ne se contentent pas d’un code appliqué par des légistes, mais qui veulent commenter la loi, en discuter l’esprit. Avec ceux-là et très vite après la mort de Mahomet, le soufisme naissait.

C’est que tout de suite et toujours l’Islamisme eut besoin de réformateurs. Les descendans de Mahomet, les Khalifes, chefs religieux et chefs temporels, laissaient se perdre en jouissance de domination, de luxe et de volupté les richesses spirituelles dont ils étaient les distributeurs. Ces maîtres qui se croyaient incorruptibles, délivrés du mal par la sublimité de leur naissance, se reposaient dans cet insigne privilège. Élus d’avance pour les joies promises dans l’autre vie, ils étaient dispensés de l’effort : les adorations qu’ils recevaient étaient le tribut naturel offert en leur personne au Prophète et, par le Prophète, au Dieu unique. Et le peuple, disposé à vénérer en eux la représentation charnelle, vivante du père commun, ne leur demandait rien que d’exister, puissans, heureux, vainqueurs dans les batailles, riches en épouses pour perpétuer le sang d’où coulent les bénédictions. Ils imposaient la loi, mais ils étaient eux-mêmes au-dessus de la loi, exempts du péché. Sous leurs pieds sacrés étaient les escabeaux où les humbles prosternés demandaient à déposer les présens, les dîmes, les ceintures pleines de rouleaux d’argent.

Et quand les khalifes, entraînés au loin par les guerres, cessèrent d’être directement les gardiens du Livre révélé et de « tenir » les âmes, quand ils créèrent, pour la régularité du culte, les ulémas, ceux-ci subirent à leur tour la même tentation et la même déformation. Ils aspirèrent invinciblement à devenir riches et puissans. Pourquoi celui qui détient le pouvoir et le droit de jouir et d’amasser attendrait-il la mort pour entrer en possession des biens que le Paradis lui promet, mais