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ESQUISSES MAROCAINES.

que la terre lui offre ? Les robes de soie verte l’attendent, les femmes lui tendent les bras, lui présentent les parfums, les musiciens avec les luths enchantent ses heures, les grasses brebis se pressent dans ses étables et tous les jours son domaine grandit des parcelles que lui offre le pauvre en guise de prière. Plus il est riche, plus il est puissant, et plus il est puissant, plus on lui donne. Si le peuple souffre et gémit, il se résigne en songeant qu’Allah le veut ainsi, et le culte alors se réduit aisément à deux actes très simples : d’une part prendre et commander, de l’autre donner et obéir. — Mektoub, dit le Livre. Allah le Suprême l’a décrété ainsi. Tout est inscrit d’avance sur le registre des Anges. Le fort se complaît dans sa force et le faible dans sa faiblesse. Les volontés d’en haut s’exécutent selon des desseins cachés pour une fin qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître, ni même de comprendre. L’Esprit alors est enchaîné, et aussitôt ce qu’on pourrait appeler son principe vivant s’échappe. Les chefs religieux, après les khalifes et au nom des khalifes, changent comme leurs maîtres l’esprit de charité en esprit de domination, et l’appétit de donner en appétit de recevoir,


III. — LE SOUFISTE

Quand un cuite en est là, il voit toujours naître le réformateur, celui qui communique secrètement avec les âmes, sent leurs besoins intimes et va rallumer en elles l’étincelle prête à s’éteindre.

Quand les Ulémas, après les khalifes, obscurcissaient dans les préoccupations de lucre les clartés spirituelles qu’ils avaient eu mission de répandre, du sein du peuple naissait infailliblement l’ami de la pauvreté, le Soufiste, l’homme vêtu de laine. Laissant les fils aveugles du Prophète à leurs richesses, à leurs plaisirs, il s’en allait, seul, remontant le cours du temps, s’asseoir à la source pure d’où l’idée avait jailli. Dans une retraite érémitique choisie parfois aux lieux mêmes que des ermites chrétiens avaient consacrés, aux bords du Jourdain, ou dans la sèche Thébaïde, il ouvrait le livre, son livre, le Coran, il le méditait, il le commentait. En marge du dogme succinct, il trouvait les hadits, les belles sonnas riches en légendes, en récits de miracles, en traditions orales,