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ESQUISSES MAROCAINES.

aux petits et aux grands. Sache, ô mon enfant, que la vraie pauvreté consiste à n’avoir pas besoin de son semblable. »

Doctrine pure et accessible qui tient compte de la vie et des hommes et que l’on aime à contempler encore un moment comme une source jaillie toute fraîche et limpide de l’abondance du cœur avant de la voir s’ensabler, se souiller, se charger de hideuses scories et reparaître méconnaissable, morte, toute pourrie dans des âmes démentes. Fils fidèle de Mahomet, le Saint n’avait pas fondé une secte qui attaque, guerroie, précise et épure sa doctrine et sa prière en combattant pour elles. Ce qu’il avait conçu de philosophie demeurait un mystère inaccessible aux foules. Ce Fils solitaire de la vérité ne leur léguait que sa formule bientôt réputée magique.

S’il avait un instant renoué le fil léger qui relie le Coran à l’Evangile et aux Écritures hébraïques, lui disparu, le nœud se rompait. Les fidèles ne manquaient pas, ils étaient toujours prêts à venir se lier, s’allier, se liguer, participer aux bénéfices spirituels si largement promis, mais le trésor qu’ils espéraient s’approprier était un trésor enfermé dans une cassette dont la clé et le secret se perdaient. « Il y a une clé pour toutes choses, » avait dit le Saint. Il l’avait tenue, cette clé, dans ses mains sanctifiées. Il l’emportait dans la tombe, ou bien elle était enfouie avec les manuscrits indéchiffrables, — au fond des zaouïa. A ceux qui voulaient jouir des bienfaits de l’initiation, il restait renonciation du dikr, parfois aussi monotone, aussi sauvage que les cris des chacals dans la plaine vide et la nuit déserte. A l’ignorant, au pauvre, le dikr devait suffire. En le récitant avec patience, avec obéissance, avec acharnement, l’humble fidèle qui jamais n’avait osé lever son visage vers le Puissant, l’affligé qui voyait dans son infortune le jeu des démons, l’aveugle qui, pour dernière vision en ce monde, avait vu les clous rougis au feu et les rires barbares des bourreaux se délectant de son supplice, le pauvre, l’affligé, l’aveugle verraient Dieu.


IV. — LES MAÎTRES

Mais comment être certains qu’ils seraient dans la voie délectable ? Qui les conduirait, qui les réunirait en légions fraternelles et serait leur père après que le Saint, le vrai Saint, s’était endormi dans la mort ?