Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
860
REVUE DES DEUX MONDES.

« Asservis ton âme jusqu’à ce qu’elle soit éclairée, » avait dit le Juste.

Asservir son âme au directeur spirituel, au continuateur du Maître, au successeur désigné par lui et au successeur des successeurs, à tous les héritiers par la chaîne mystique de la baraka, c’est se sentir assuré, sur la voie miraculeuse, de ne s’égarer jamais. Par une filiation non plus charnelle, comme celle dont les marabouts et les chérifs se réclament, mais par une filiation spirituelle, le chef de la Confrérie, le Cheikh est le fils légitime du Saint et, par le Saint, un fils du Très-Haut. Asservir ses lèvres aux prières qu’il prescrira, c’est se décharger sur lui du soin de projeter les âmes dans les sphères magnifiques. Quel besoin de penser, de prévoir quand il s’agit d’obéir ? Le cheikh, le chef communique avec le puissant. « Qui n’a pas de maître a pour iman le démon, » dit Abou-Gazid-Beslani. Le cheikh est une image derrière laquelle l’initié cherche à pénétrer les intentions divines. Et ailleurs : « L’initié pour le Cheikh est un dépôt de Dieu. » « L’initié, celui qu’on appelle le mourid, le khouan, doit tenir son cœur enchaîné au Cheikh. » Et si le maître est invisible, retiré dans la zaouïa au fond des plaines, ou derrière les murailles des montagnes, inaccessible son prestige n’en est que plus grand. Alors la hiérarchie se fonde, le réseau se forme ; il ignore les bornes des empires et couvre la terre musulmane. Le maître nomme ses khalifas, organise les cadres pour l’armée des khouans ; les mokkadem, sur les mules ou, à travers le désert, sur les méharis, portent ses ordres et ses promesses. Chaque affilié nouveau devient un instrument de propagande. Pour une petite ziarra, une petite dîme, un mince tribut, on entrera dans la légion héroïque : on sera khouan. — Quel attrait pour les obéissans, les passifs, les primitifs pauvres en pensée, riches en énergie intérieure et qui aspirent aux sensations violentes ! De village à village, se faire signe les uns aux autres, se reconnaître, s’assembler dans une commune espérance sur le monticule où passe le vent, se tenir tous ensemble assis sur les talons, le corps replié sous les plis des beurnouss, tous immobiles comme un seul fragment d’inerte matière, subir sans proférer un son la silencieuse attente, espérer l’élan du cheikh qui détient la volonté de tous, c’est déjà entrer dans la grande extase et c’est aussi entrer dans cette fraternité supérieure où chacun sent la vie et la force de tous les autres..