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ESQUISSES MAROCAINES.

de la vie islamique. Couchés sur le sol ils entendent comme une rumeur qui monte de cette terre sacrée et les invite à la guerre. Alors si, dans les prédications, l’ombre détestée du chrétien s’évoque, la ferveur se change en fureur.

Partis dans une espérance fanatique, armés de la patience passionnée de ceux que rien ne rebute, les frères reviennent triomphans et plus enivrés encore. Tout le sang islamique, fatigué, vicié par le mécanisme d’une vie malade, a passé au cœur de l’Islam et circule à nouveau dans l’organisme, annuellement rajeuni, vivifié. C’est comme si une pompe avait aspiré toutes les eaux ralenties qui coulaient dans des lits bourbeux et les refoulait en un flot formidable. Un de nos consuls à Djeddah, un de ces modestes Français qui savent voir et prévoir, nous décrivait un jour la poussée de ce flot de pèlerins qui refluaient impatiens de leurs terres natales. Encore une fois, ils attendaient les bateaux qui les ramèneraient et, sous le ciel torride, ils usaient les heures en mornes rêveries et en brûlantes prières.

Sur le bateau, le choléra éclata : le consul était à bord. L’unique souci des malades, nous dit-il, était d’échapper aux soins des médecins chrétiens. Ils mouraient, jetant à droite et à gauche sur le navire leurs yeux défians. Ceux qui ne pouvaient plus réciter la prière retiraient encore des plis du burnous une main décharnée et levaient un doigt pour attester une dernière fois l’Unité de Dieu. Et tandis que les morts descendaient à l’abîme, dans le sillage du navire, les requins happant et déchirant les toiles et les corps laissaient des tramées rouges.

L’habile persuasion du consul, le dévouement des médecins du bord eurent pourtant raison du fanatisme : l’un des cheikhs se laissa guérir aux mains du « kafer » (médecin chrétien) et, sur un signe de ses paupières, les khouans dociles se livrèrent aux soins des Français.

Revenu à son village, au gourbi, au petit campement, le pèlerin n’oublie plus la vision d’un jour ; il conserve en lui-même l’orgueil, la certitude puisés aux sources vives, bus aux lèvres mêmes du Prophète. Son petit horizon peut-être ne se déplacera plus ; il revoit les champs qu’il labourera, ensemencera et moissonnera toute sa vie, le minaret où, cinq fois par jour, la même petite apparition noire, le même cri strident marqueront les étapes du jour ; il entendra éternellement les